Réduction numérique et extension de la perception
L’idée de tra(ns)duction, développée depuis plusieurs années, pourrait effectivement constituer une forme de modèle réductionniste de la perception, mais ce réductionnisme ouvre paradoxalement sur des possibilités esthétiques inédites. Cette réflexion émerge notamment à travers l’expérience de programmation du projet “World State”, révélant des configurations inattendues dans la relation entre médias et perception.
La tra(ns)duction opère à travers la capacité de traduire un média en un autre tout en préservant dans le second des traces de l’individuation du premier. Cette opération crée une forme de sensibilité entre médias : une image répond à une autre image, à un son, à une amplitude captée, établissant un réseau de réponses sensibles entre entités médiatiques habituellement considérées comme inertes. Dans ce contexte spécifique, un montage vidéo se trouve relié par tra(ns)duction à des flux d’informations glanés sur Internet, créant un système réactif où l’information modifie l’organisation des images.
Cette relation comporte une double dimension. D’une part, la transduction fonctionne comme une représentation volontaire – l’association délibérée d’un mot à une séquence particulière ou à un champ de possibilités de montage. D’autre part, la traduction opère à travers le langage de programmation lui-même, avec ses contraintes et ses potentialités propres. Ces deux dimensions s’entrelacent pour créer un système où des éléments médiatiques réagissent à d’autres éléments selon des règles établies mais générant des configurations imprévisibles.
Le modèle présente certainement un caractère réductionniste : il ne prétend pas “simuler” des modes de perception humaine, dont le champ d’amplitude demeure incomparable puisqu’une échelle commune fait défaut. Cette reconnaissance des limites du modèle témoigne d’une lucidité quant à la différence fondamentale entre perception organique et traitement numérique. Néanmoins, ce modèle permet de rendre “sensibles” des images à un environnement externe, d’instaurer une forme de réactivité médiatique qui, sans être identique à la perception humaine, présente des caractéristiques analogues.
La condition fondamentale de cette tra(ns)duction réside dans la nature langagière des éléments de la chaîne – chaîne qui peut comporter de multiples maillons. Des flux RSS et des noms de fichiers soumis à une sémantisation deviennent ainsi les éléments d’un système réactif, où l’information textuelle influence l’organisation des éléments visuels. Cette condition langagière révèle un aspect essentiel de la tra(ns)duction : elle opère toujours à travers des systèmes codifiés, des structures de signification qui permettent la transformation des données d’un système à un autre.
Cette configuration engendre une situation inédite : ce n’est plus seulement le spectateur qui perçoit, mais les images agencées et montées qui acquièrent une forme de perception propre, selon leurs modalités spécifiques. Cette attribution d’une capacité perceptive aux images elles-mêmes constitue un déplacement conceptuel significatif, brouillant la frontière traditionnelle entre sujet percevant et objet perçu. Les images ne sont plus simplement des objets de perception, mais deviennent des entités dotées d’une forme de sensibilité programmée.
La question centrale qui émerge concerne l’articulation esthétique entre ces deux sensibilités : l’une organique, propre au spectateur humain, l’autre programmée et traduite, caractéristique du système médiatique. Cette relation entre deux modes de fonctionnement hétérogènes n’est pas entièrement nouvelle – elle était déjà à l’œuvre, sous une forme différente, dans le cinéma traditionnel, à travers la coordination entre les flux de la conscience spectatorielle et le défilement mécanique du projecteur.
Cependant, “World State” introduit une dimension supplémentaire : l’agencement est certes programmé, mais sa réalisation demeure inanticipable. Ce qui se trouve programmé n’est pas un montage définitif, répété à l’identique à chaque visionnement, mais un spectre de possibilités, un champ de configurations potentielles qui s’actualisent différemment selon les données recueillies. Cette caractéristique transforme fondamentalement l’expérience esthétique proposée.
Cette configuration suggère l’émergence d’un autre mode esthétique, peut-être même d’un autre monde esthétique, dans lequel la fiction n’est plus conçue comme un destin – une séquence fixe et prédéterminée – mais comme un possible maintenu comme tel par la séparation entre le programme et son actualisation temporelle. La fiction devient un champ de potentialités plutôt qu’une trajectoire unique, un espace d’indétermination productive plutôt qu’une séquence narrative définie.
Cette transformation de la fiction correspond à un changement profond dans notre relation au temps et à la détermination. La fiction traditionnelle, avec sa structure narrative fixe, reflétait une conception déterministe où chaque événement conduit nécessairement au suivant selon une chaîne causale inaltérable. La fiction variable proposée par la tra(ns)duction suggère au contraire une ontologie où le possible ne se réduit jamais entièrement à l’actuel, où la détermination n’épuise jamais complètement le champ des potentialités.
Le réductionnisme apparent du modèle cache ainsi une ouverture paradoxale : en réduisant la perception à des opérations de traduction entre systèmes codifiés, il crée les conditions d’une indétermination productive, d’une variabilité qui échappe à la prédétermination complète. Cette configuration évoque ce que certains philosophes ont nommé “déterminisme incomplet” – un système où les règles de transformation sont définies mais dont les résultats demeurent partiellement imprévisibles en raison de la complexité des interactions.
La tra(ns)duction propose ainsi une voie originale entre deux positions extrêmes : d’un côté, le déterminisme absolu d’un montage fixe où chaque élément occupe une position invariable ; de l’autre, l’indétermination totale qui rendrait impossible toute forme d’organisation sensible. En établissant des règles de transformation tout en préservant un espace d’indétermination, elle crée les conditions d’une expérience esthétique qui n’est ni entièrement prévisible ni complètement aléatoire.
Cette position intermédiaire correspond particulièrement bien à notre condition contemporaine, caractérisée par l’entrelacement complexe entre déterminismes algorithmiques et émergences imprévisibles. La tra(ns)duction, loin d’être simplement un modèle technique pour la création d’œuvres variables, devient ainsi une manière de penser notre relation aux systèmes numériques, aux flux d’information et, plus fondamentalement, à la détermination et à l’indétermination qui caractérisent notre expérience du monde médiatisé.