Les réalités de l’imagination artificielle / The realities of artificial imagination

L’émergence de l’imagination artificielle

Depuis 2015, nous assistons à l’émergence d’un nouveau phénomène : l’imagination artificielle. Ce concept fait référence à la capacité des intelligences artificielles (IA) à générer des images et des vidéos de manière automatique. Cette évolution technologique a commencé avec les productions surréalistes de Deep Dream en 2015, s’est poursuivie avec des images grotesques comme Will Smith, mangeant des spaghettis en 2023, et continue aujourd’hui avec des scènes de métamorphoses complexes.

L’impact de l’imagination artificielle sur la création humaine

Un phénomène intéressant s’est développé en parallèle : les humains ont commencé à reproduire dans le monde réel les productions de ces IA. Ce mouvement va au-delà d’un simple effet comique. Il semble révéler une vérité profonde sur notre relation avec ces nouvelles formes d’images. C’est comme si nous cherchions à donner vie, dans notre réalité physique, aux « hallucinations » statistiques des IA.

Les caractéristiques des images générées par l’IA

Les images produites par l’IA présentent souvent des caractéristiques distinctives :
1. Un aspect psychédélique, rappelant l’esthétique de la contre-culture américaine des années 60. Ce lien n’est pas anodin, car la Silicon Valley, berceau de ces technologies, partage le même bassin géographique que ce mouvement culturel (Nelson).
2. Une étrangeté dans la représentation de scènes ordinaires. Des actions simples comme manger des pâtes deviennent bizarres, presque kitsch, comme si l’IA portait un regard décalé sur nos gestes quotidiens.
3. Une tendance à fusionner les formes humaines, créant des chorégraphies étranges où les corps semblent se métamorphoser infiniment.

Une image d’images

Ces images générées par l’IA sont doublement réflexives :
1. Elles nous font prendre conscience que l’IA réinterprète les images « classiques » (photographies, films) issues de l’ère industrielle. Les images d’IA ressemblent à ce que nous connaissons, mais avec un décalage subtil.
2. Elles créent une nouvelle forme de concurrence entre les images « anciennes » et « nouvelles ». Les images d’IA ne se contentent pas de coexister avec les images traditionnelles, elles les absorbent et les transforment par leur traitement statistique.

De la pensée de la technique aux techno-logies

Dans « La question de la technique », Heidegger estimait que « La technique ne pense pas. » C’est dire que les objets techniques doivent être interprétés philosophiquement pour en saisir les origines et la signification véritable, car elles portent en elles la réalisation d’un destin métaphysique sans le rendre accessible par leurs propres moyens.

Or, cette non-pensée, cette idiotie de la technique devient elle-même un impensé, sensible dans les textes d’Heidegger sur la cybernétique, lorsque nous passons des techniques aux techno-logies, qui comme leur étymologie le suggère contiennent quelque chose d’un logos sur la technè elle-même. Depuis les années 50, sans doute avant, et plus encore avec l’émergence de la réalité virtuelle, la technologie est devenue techné-logos, discours réflexif où il devient aisé de faire la symptomatologie de sa portée métaphysique et ontologique.

L’évolution des « techné-logos »

La réalité virtuelle porte en elle, fût-ce de façon naïve, la volonté d’un dépassement de la réalité par la création d’une doublure, d’une seconde peau phénoménologique. Ce destin d’une autre réalité contenue dans celle-ci s’est intensifié avec le Web, en se focalisant sur la mémoire et l’archive, et atteint un stade accru avec l’IA qui reprend tous ces médias pour automatiser leur mimétisme et en générer des (pour)suites infinies, détachant ainsi la mémoire comme processus de son support anthropologique.

Il y a un fil des techné-logos (et il ne faudrait à présent qu’en parler au pluriel, car si elles sont le symptôme de leur signification historiale c’est à chacune d’entre elles qu’il faut s’attacher) de la réalité virtuelle, du Web et de l’IA consistant en une pulsion de doublure ontologique (dont l’une des expressions fut la métaphysique) qui a évolué de la doublure phénoménologique, à la doublure de la mémoire, jusqu’à la doublure de la mimèsis. Nous apercevons dans cette évolution un approfondissement vers le simulacre puisque nous passons de l’expérience corporelle par la simulation, à l’expérience psychique par la navigation, jusqu’à l’expérience de la représentation par les médias générés en IA.

Dès lors, les images psychédéliques, celles de spaghettis ou de ces étranges chorégraphies sociales, si elles appartiennent à ce nouveau genre pop de la mèmologie, investissent un champ de signification beaucoup plus étendu parce qu’elles sont le signe d’une prétendance des réalités, c’est-à-dire de réalités en concurrence qui prétendent à être le réel. Ce conflit des réalités signe à son tour un autre tournant qui est celui de la non-correspondance de la réalité, comme si quelque chose en elle était blessé et fissuré.


The emergence of artificial imagination

Since 2015, we’ve been witnessing the emergence of a new phenomenon: artificial imagination. This concept refers to the ability of artificial intelligences (AI) to generate images and videos automatically. This technological evolution began with the surreal productions of Deep Dream in 2015, continued with grotesque images such as Will Smith, eating spaghetti in 2023, and continues today with complex metamorphosis scenes.

The impact of artificial imagination on human creation

An interesting phenomenon has developed in parallel: humans have begun to reproduce the productions of these AIs in the real world. This movement goes beyond mere comic effect. It seems to reveal a profound truth about our relationship with these new image forms. It’s as if we were trying to bring to life, in our physical reality, the statistical “hallucinations” of AIs.

The characteristics of AI-generated images

AI-generated images often have a number of distinctive features:
1. A psychedelic appearance, reminiscent of the aesthetics of the American counter-culture of the 60s. This link is not insignificant, as Silicon Valley, the birthplace of these technologies, shares the same geographical basin as this cultural movement (Nelson).
2. A strangeness in the representation of ordinary scenes. Simple actions such as eating pasta become bizarre, almost kitschy, as if AI were taking an offbeat look at our everyday gestures.
3. A tendency to merge human forms, creating strange choreographies where bodies seem to metamorphose infinitely.

An image of images

These AI-generated images are doubly reflexive:
1. They make us realize that AI reinterprets the “classic” images (photographs, films) of the industrial age. AI images resemble what we know, but with a subtle shift.
2. They create a new form of competition between “old” and “new” images. AI images don’t just coexist with traditional images, they absorb and transform them through their statistical processing.

From the thought of technique to techno-logies

In “The Question of Technique”, Heidegger argued that “Technique does not think.” This means that technical objects need to be interpreted philosophically to grasp their origins and true meaning, since they carry within them the realization of a metaphysical destiny without making it accessible by their own means.

Yet this non-thinking, this idiocy of technique itself becomes an unthought, as Heidegger’s texts on cybernetics make clear, when we move from techniques to techno-logies, which as their etymology suggests contain something of a logos on technè itself. Since the ’50s, probably before, and even more so with the emergence of virtual reality, technology has become techné-logos, a reflexive discourse in which it becomes easy to symptomatize its metaphysical and ontological scope.

The evolution of “techne-logos”

Virtual reality carries with it, albeit naively, the desire to go beyond reality by creating a double, a second phenomenological skin. This destiny of another reality contained within it intensified with the Web, focusing on memory and the archive, and reached a heightened stage with AI, which takes up all these media to automate their mimicry and generate infinite (pour)sequences, thus detaching memory as a process from its anthropological support.

There’s a thread running through the techne-logos (and now we should only speak of them in the plural, for if they are symptomatic of their historical significance, it’s each one of them that needs to be addressed) of virtual reality, the Web and AI, consisting of an ontological doubling impulse (one expression of which was metaphysics) that has evolved from phenomenological doubling, to memory doubling, to the doubling of mimesis. We see in this evolution a deepening towards simulacra, as we move from bodily experience through simulation, to psychic experience through navigation, to the experience of representation through AI-generated media.

Psychedelic images of spaghetti and strange social choreographies may belong to this new pop genre of memology, but they also occupy a much wider field of meaning, because they are the sign of a pretension of realities, i.e. of competing realities that claim to be the real. This conflict of realities in turn signals another turning point, that of the non-correspondence of reality, as if something in it were wounded and cracked.