Réalismes

Il y a deux formes de réalisme. Un réalisme producteur et un réalisme reproducteur.

Ce dernier suppose que toute œuvre est fondée sur une réalité préalable qui, si elle est inaccessible, constitue le paradigme de la (re)production qui intervient tel un second terme. Elle sera plus ou moins ressemblante, on pourra mettre en avant la distorsion qu’elle introduit et son étrangeté mais dans tous les cas elle est hiérarchiquement soumise à un paradigme et à une origine qui en définit la légitimité. Cette conception du réalisme trouve sa racine historique dans la critique adressée par Platon aux artistes dans la République. Quelque forme qu’elle prenne, elle reste idéaliste et ressentimentale.

Cette dichotomie traverse l’histoire de l’art et de la pensée esthétique, mais elle revêt aujourd’hui une actualité particulière, à l’heure où le numérique transforme radicalement les modes de production et de réception des images. Bien au-delà d’une simple querelle technique, cette distinction engage des conceptions divergentes de la réalité elle-même, de notre rapport au monde, et ultimement de la place du sujet dans le processus créatif.

Le réalisme reproducteur : l’ombre de Platon

Le réalisme reproducteur s’inscrit dans le sillage de la critique platonicienne de la mimesis. Pour Platon, l’artiste n’est qu’un imitateur qui produit une copie de la copie, se situant ainsi au troisième degré d’éloignement de la vérité. L’œuvre est jugée à l’aune de sa fidélité au modèle, de sa capacité à reproduire l’apparence du réel, lui-même apparence d’une Idée transcendante.

Cette conception a profondément marqué la tradition occidentale, instaurant une hiérarchie où le sensible est subordonné à l’intelligible, où la copie est toujours inférieure à l’original, où l’art est condamné à un statut ontologiquement secondaire. Même lorsqu’elle s’affranchit de ses fondements métaphysiques explicites, cette approche continue d’opérer à travers l’exigence de référentialité, la valorisation du témoignage, la quête d’authenticité.

Le réalisme reproducteur est “ressentimentale” au sens nietzschéen, car il procède d’une logique de dévaluation : il subordonne la création à quelque chose qui lui préexiste, il nie la puissance affirmative de l’art au profit d’une référence extérieure qui serait plus réelle, plus vraie, plus légitime. Il instaure un rapport d’endettement de l’œuvre envers un référent qui la précède et la conditionne.

Cette logique se perpétue dans la valorisation contemporaine de l’enregistrement photographique comme trace indicielle du réel, comme preuve d’un “ça-a-été” selon la formule de Roland Barthes. La photographie est alors conçue comme un medium transparent, dont la valeur réside dans sa capacité à nous mettre en présence d’une réalité passée, à nous donner accès à un référent absent.

Le réalisme producteur : la puissance du bildend

L’autre réalisme est producteur, formateur, configurateur. Il ne présuppose pas une réalité préexistante et subsistante, il en produit. La langue allemande a ce beau terme pour dire ce mouvement: bildend qui a à voir avec l’imagination en tant que production d’images. Cette imagination formatrice est, au cœur même du milieu artistique critique, dévalorisée comme s’écartant de la vérité.

Ce réalisme producteur trouve ses racines dans une tout autre lignée philosophique, qui va de Spinoza à Deleuze en passant par Nietzsche, et qui conçoit la réalité non comme substance mais comme processus, non comme donné mais comme construction, non comme origine mais comme effet. Dans cette perspective, l’art ne représente pas le réel, il y participe ; il ne copie pas le monde, il en ajoute.

Le terme allemand bildend exprime admirablement cette dimension productive, formatrice, configurante de l’imagination. À la différence de l’imagination conçue comme simple faculté de reproduction mentale d’images sensibles préexistantes, l’imagination formatrice (Einbildungskraft) est une puissance créatrice qui engendre des formes, qui façonne des mondes, qui produit des réalités nouvelles.

Ce réalisme imaginaire ne s’oppose pas à la réalité ; il étend son territoire, il multiplie ses possibles, il intensifie ses virtualités. Il ne se définit pas par son adéquation à un modèle préalable, mais par sa capacité à produire des effets, à générer des affects, à transformer nos modes de perception et d’existence.

Le réalisme imaginaire désigne cette forme particulière de réalisme et il nous semble que l’opposition que certains aujourd’hui dressent entre l’enregistrement (chrono)photographique et le numérique repose exactement sur cette distinction entre les deux formes de réalisme.

D’un côté, un réalisme référentiel qui laisse penser que l’enregistrement est enregistrement de quelque chose et qu’ainsi l’enregistrement dans sa lecture permet d’avoir accès à nouveau à son référent (mais de quel référent parle-t-on au juste? Une réflexion lumineuse?). De l’autre côté une production performative de nouveaux mondes possibles, plaçant la pensée discursive non pas à l’origine mais au second plan.

Cette opposition cristallise aujourd’hui autour du débat sur le statut des images numériques, notamment celles générées par intelligence artificielle. Les défenseurs de la photographie argentique ou du cinéma photochimique insistent sur la dimension indicielle de ces médiums, sur leur ancrage matériel dans une réalité physique qui garantirait leur authenticité. Les images numériques, en revanche, sont souvent accusées de rompre ce lien indiciel, de flotter dans un univers de simulacres sans référent, de nous couper du réel au profit d’une virtualité désincarnée.

Mais cette opposition repose sur un malentendu fondamental. Elle présuppose que la photographie analogique nous donnerait un accès privilégié au réel, là où elle n’offre jamais qu’une trace lumineuse, une empreinte ambiguë qui requiert toujours une interprétation. À l’inverse, les images numériques, loin de nous couper du réel, constituent une nouvelle modalité du réel lui-même, une extension de notre capacité à produire des mondes habitables, à générer des espaces d’expérience inédits.

À partir du moment où ce monde est ouvert, la pensée peut le considérer sans faire référence à une origine référentielle et faire l’effort de construire une méthodologie adaptée à ce qui est artistiquement produit, effort que la discursivité n’aime pas offrir. Le réalisme imaginaire est empirique, tandis que le réalisme référentiel est ressentimental. Le premier excentre la discursivité d’elle-même (elle n’est ni la source ni la fin de ce qu’elle pense). Le second réalisme la place dans une position d’autorité.

Cette distinction engage des conséquences décisives pour notre rapport à la pensée. Le réalisme reproducteur place le discours dans une position d’autorité : il présuppose une réalité intelligible qui précède et fonde toute représentation, une vérité que le discours aurait pour tâche de dévoiler ou d’approximer. La pensée se trouve ainsi au fondement du réel, comme son origine ou sa destination.

Le réalisme producteur, en revanche, “excentre la discursivité d’elle-même” : il arrache la pensée à sa position centrale, il la déplace de son trône, il la confronte à des productions qui ne la présupposent pas et qui ne l’attendent pas. La pensée n’est plus la mesure de toute chose, mais une activité parmi d’autres, prise dans des agencements qui la dépassent, traversée par des forces qui ne relèvent pas de son ordre.

Cette excentration est salutaire, car elle permet d’échapper au cercle vicieux d’une pensée qui ne rencontrerait jamais que ce qu’elle a elle-même posé. Elle ouvre la possibilité d’une véritable rencontre avec l’altérité, avec ce qui n’est pas déjà contenu dans nos catégories, avec ce qui force à penser plutôt que de confirmer ce que nous savons déjà.

Le réalisme producteur est ainsi fondamentalement empirique, au sens où il fait droit à l’expérience dans sa dimension irréductible, dans sa capacité à nous surprendre, à nous affecter, à nous transformer. Il ne soumet pas le sensible à l’intelligible, mais cherche à penser à partir du sensible lui-même, à élaborer des concepts adéquats aux affects qui nous traversent, aux percepts qui nous bouleversent.