La dialectique du réalisme génératif
La génération condense de nombreuses problématiques de l’art programmatique. L’objectif étant de produire certaines formes visuelles, sonores ou autres en quantité illimitée, la relation entre la contrainte et la variation est centrale. Comment trouver un équilibre entre les deux pour produire quelque chose qui soit structurée sans être simplement répétitif ? Comment faire varier sans devenir chaotique (mais encore faudrait-il distinguer plusieurs qualités de chaos) ? Comment restreindre selon des règles et des possibles tout en s’adaptant à une production illimitée ?
La génération n’est pas neutre, en particulier dans le domaine visuel ou elle produit des formes identiques d’artiste en artiste et faisant par là même émerger un prétendu “style numérique” : pixels, vecteurs, low tech et autres lieux communs de l’art dit “numérique”. Cette ressemblance n’est pas le fait du hasard mais le symptôme profond des dialectiques qui traversent l’art programmatique. Cette ressemblance est “sans ressemblance”, au sens ou elle a un rapport à la mimésis, entendez au réalisme, littéral et naif. Elle s’en éloigne le plus souvent dans des formes abstraites, elle s’en rapproche parfois par simplification (formes vivantes simplifiées à n’être que bâtonnets et ressorts, fausse référence à un minimalisme qui ne semble jamais choisir quoi que ce soit stylistiquement).
La question centrale de la générativité me semble être celle du réalisme posée en un sens complexe parce qu’on ne saurait la résoudre en rapport à une prétendue réalité objective dont il faudrait rendre compte ou à une prétendue subjectivité intérieure à laquelle on devrait se soumettre. Le réalisme en art dépasse l’opposition trop simple entre le sujet et l’objet, entre le solipsisme et le réalisme philosophique, entre l’intérieur et l’extérieur. Le réalisme en art présente des formes qui disloquent de l’intérieur ces dualités.
Le réalisme de la génération ne serait-il pas lié à la production des industries culturelles qui ne cessent de différer de la répétition : c’est toujours la même chanson, mais comme nous l’avons entendu déjà avant, ce n’est plus la même. Le réalisme comme reprise. La répétition comme effondement : le sentiment d’une époque, la mienne et la vôtre.
Nous pouvons envisager l’évolution de l’art génératif comme un processus dialectique qui n’en est encore qu’à ses prémisses. Les algorithmes actuels, basés principalement sur des systèmes de règles, des fonctions fractales, des automates cellulaires ou des grammaires formelles, produisent des motifs visuels qui semblent converger vers certaines esthétiques récurrentes. Cette convergence n’est pas fortuite : elle révèle les limites intrinsèques de nos formalismes mathématiques et de nos paradigmes computationnels. Mais que se passerait-il si nos systèmes génératifs pouvaient apprendre d’eux-mêmes, non pas à partir de règles explicites, mais à partir des motifs implicites contenus dans les images existantes ?
Les récentes avancées en apprentissage automatique, encore balbutiantes mais prometteuses, laissent entrevoir la possibilité d’une génération qui ne se contenterait plus d’explorer un espace défini par des règles a priori, mais qui découvrirait par elle-même les structures latentes dans des corpus d’images. De tels systèmes ne se limiteraient plus à produire des variations sur des formes prédéterminées, mais pourraient éventuellement saisir quelque chose de la logique interne qui gouverne notre perception visuelle et nos constructions symboliques.
Cette perspective ouvre des questions vertigineuses : qu’advient-il de la notion d’auteur lorsque l’algorithme ne se contente plus d’exécuter un programme, mais participe activement à la découverte de nouvelles formes ? Que devient la distinction entre création et imitation lorsque la machine apprend à extraire des patterns sans comprendre leur signification ? Comment penser la relation entre l’intention humaine et l’émergence algorithmique dans un tel processus génératif ?
L’esthétique caractéristique que nous associons aujourd’hui à l’art numérique – ces motifs géométriques, ces structures itératives, ces formes organiques stylisées – pourrait bien n’être qu’une phase transitoire, le symptôme d’une limitation technique plutôt que l’expression d’une essence du médium. Si nous parvenons à développer des algorithmes capables d’apprentissage visuel profond, nous pourrions assister à l’émergence de formes radicalement différentes, qui ne porteraient plus la signature évidente de leur origine computationnelle.
Déjà, certaines expérimentations avec des réseaux de neurones artificiels, bien que rudimentaires, montrent des capacités étonnantes à capturer des structures visuelles complexes. Ces réseaux, inspirés par le fonctionnement du cerveau humain mais infiniment plus simples, peuvent extraire des caractéristiques abstraites à partir d’ensembles d’images et les recombiner de manière inattendue. Ils restent limités par leur architecture et par la puissance de calcul disponible, mais ils suggèrent la possibilité d’une génération qui ne serait plus simplement combinatoire, mais véritablement synthétique.
Le réalisme que pourrait atteindre une telle génération ne serait pas celui, naïf, de la simple imitation du visible, mais celui, plus profond, de la capture des logiques sous-jacentes qui structurent notre perception et notre imagination. Il s’agirait d’un réalisme de second ordre, qui ne reproduirait pas des apparences mais des principes générateurs, qui ne simulerait pas des surfaces mais des processus.
Dans cette perspective, la question de l’originalité se pose en des termes nouveaux. Les images générées par de tels systèmes ne seraient ni des copies ni des créations ex nihilo, mais des émergences complexes issues de l’interaction entre des structures apprises et des variations aléatoires contrôlées. Elles occuperaient un espace intermédiaire entre le familier et l’étrange, entre la reconnaissance et la surprise, un espace que l’esthétique japonaise nomme “yugen” – cette beauté mystérieuse qui se révèle progressivement, sans jamais se livrer entièrement.
La production en masse d’images par ces systèmes génératifs pose également des questions économiques et politiques. Dans un monde où la génération algorithmique pourrait potentiellement produire un flux infini d’images visuellement convaincantes, quelle valeur accorderions-nous à chaque image singulière ? Comment discernerions-nous la qualité lorsque la quantité devient écrasante ? Ces questions ne sont pas simplement spéculatives : elles anticipent des transformations profondes dans notre économie de l’attention et nos modes de valorisation culturelle.
L’art génératif pourrait ainsi devenir le laboratoire d’une nouvelle forme de conscience esthétique, adaptée à un environnement visuel saturé où la rareté n’est plus un critère pertinent et où la distinction entre humain et non-humain s’estompe progressivement. Cette conscience ne chercherait plus à identifier l’origine unique d’une image (son auteur, son intention, son contexte de production), mais à naviguer dans des écologies d’images aux sources multiples et hybrides.
Dans cette écologie visuelle émergente, la notion de style elle-même se transforme. Le style n’est plus la signature reconnaissable d’un auteur individuel, ni même l’expression d’une époque ou d’un mouvement collectif, mais le produit d’interactions complexes entre des algorithmes, des corpus d’entraînement, des paramètres de variation et des interventions humaines. Il devient fluide, modulable, paramétrique – moins une identité stable qu’un champ de possibilités.
Cette fluidité du style rejoint paradoxalement celle des industries culturelles contemporaines, où la standardisation et la différenciation opèrent simultanément, où chaque produit doit être à la fois familier et légèrement différent, reconnaissable et surprenant. Mais là où les industries culturelles traditionnelles restent captives d’une logique de marché qui dicte ces variations, l’art génératif pourrait explorer des logiques alternatives, des variations non dictées par l’impératif de vente mais par des principes esthétiques, philosophiques ou expérimentaux.
Le réalisme de la génération serait alors celui d’une fidélité non pas à un monde extérieur préexistant, ni à une subjectivité intérieure autonome, mais à ce processus même d’émergence de formes à la frontière entre le connu et l’inconnu, entre le déterminé et l’indéterminé. Un réalisme du devenir plutôt que de l’être, de la transformation plutôt que de la fixité.
Cette conception rejoint l’idée d’effondement évoquée plus haut : la génération ne repose pas sur un fondement stable, sur une origine pleine qui se déploierait dans ses variations, mais sur un processus de différenciation continue où chaque itération modifie subtilement les conditions de l’itération suivante. Elle ne reproduit pas un modèle, elle explore un espace de possibilités qui se reconfigure à chaque exploration.
En ce sens, l’art génératif anticipe peut-être une transformation plus profonde de notre rapport au monde et à nous-mêmes : le passage d’une ontologie des substances stables à une ontologie des flux et des relations, d’une épistémologie de la représentation à une épistémologie de la simulation, d’une esthétique de l’expression à une esthétique de l’émergence. Il nous invite à penser non plus en termes d’identités fixes et de différences tranchées, mais en termes de degrés, de transitions, de seuils et de métamorphoses.