Réalisme et matérialisme politiques

À peine commencée la discussion s’arrête, l’argument brutalement tombe sans autre justification que lui-même. Quelqu’un énonce « Vous n’êtes pas réaliste », entendez « Vous n’avez pas accès à la réalité ou vous l’avez oublié », sous-entendu « La réalité moi je la connais beaucoup mieux que vous et j’y ai accès ». Ce réalisme politique est omniprésent dans le débat actuel.   Il présuppose une certaine conception ontologique. La politique finalement serait toujours fondée sur une réalité préexistante et l’action devrait avant toute chose reconnaître celle-ci pour pouvoir être effective. À moins de cela, on risquerait fort de n’avoir que des rêves politiques et d’être aussi impuissant que l’on est grandiose dans le discours.

Le paradoxe consiste dans le fait que ce réalisme politique se présente pour ce qu’il n’est pas c’est-à-dire comme une forme d’objectivité qui ne dépendrait pas du sujet qui l’énonce. Or on sait bien que l’appel au réalisme politique ou économique constitue seulement un argument d’autorité injustifié de type théologique. En effet, en appeler à une connaissance supérieure de la réalité dont son interlocuteur serait privé relève du discours le plus autoritaire et irrationnel qui soit, car son contenu lui sert également de justification. C’est pourquoi le réalisme politique n’est pas démocratique, il empêche le dialogue et la discussion entre des points de vue divergent. Il croit pouvoir transformer une idéologie, qui est un choix subjectif, en une objectivité ontologique indiscutable.   Il extirpe ce qui devrait faire l’objet d’une délibération du dialogue et crée de l’indiscutable.

Le plus amusant sans doute c’est que la plupart du temps quand on en appelle à ce réalisme politique c’est pour justifier l’injustifiable, c’est précisément pour masquer le caractère irrationnel par une pseudo objectivité ontologique. Ainsi, certains ne cessent d’en appeler au réalisme politique lorsqu’il s’agit de défendre le libéralisme comme si celui-ci n’était pas un choix ou une construction, mais devrait s’imposer à tout le monde. Le fait de naturaliser des constructions et des projections humaines permet de les sortir du débat et de faire autorité la même où il faudrait démontrer et faire l’effort, prendre le temps, d’analyser chaque argument et de développer chaque idée.

Le réalisme politique est donc une stratégie de discours qui permet de transformer une idéologie subjective en une objectivité ontologique. Il est très difficile de prendre à revers cette forme de réalisme parce que celui-ci s’autojustifie, n’a pas d’extériorité et ne reconnaît aucun autre élément de discours que le sien propre. si on dit du libéralisme économique qui n’est qu’une forme de l’échange économique et qu’il faut l’analyser pour en connaître les conséquences et les causes et pour pouvoir si on le désire l’accepter ou le refuser, cette simple approche et immédiatement transformé comme la preuve même que nous sommes irréaliste. On comprend mieux comment le réalisme politique est une forme argumentative qui augmente considérablement la mise, jusqu’à son absolu qui est la réalité dans sa totalité, pour tout emporter sur son passage.

On peut bien sûr rire d’une telle prétention et d’une telle arrogance de ces gens croyant qu’ils ont accès à cette chose si mystérieuse qu’est la réalité en tant que telle. on peut s’amuser de voir des gens si pauvres en esprit qu’ils n’ont plus que la réalité, ou ce qu’ils prennent comme tel, pour se soutenir, il n’empêche que le réalisme politique blesse le débat démocratique et l’empêche. Que peut-on y opposer ?

Il faudrait tout d’abord déconstruire étape par étape toute forme de réalisme, en tout cas quand il se présente comme une objectivité qui ne dépend pas de nous. La réalité elle n’est pas le réel. La réalité est une construction idéologique qui, si elle veut rentrer dans l’espace du débat démocratique, doit nécessairement expliciter ses présupposés et ces conditions de possibilité. Une fois que le réalisme est ainsi déconstruit, on pourrait lui opposer un matérialisme politique. Qu’est-ce donc ?

Le matérialisme politique ne s’attaque pas à une compréhension de la réalité comprise comme une totalité qui s’imposerait à nous. Le matérialisme est une méthode perceptive qui consiste à rester sensible à la matière et celle-ci est par définition le fruit d’arrangements absolument multiples. Il n’y a pas une matière parce que le simple fait d’en changer l’ordre la modifie de part en part. le matérialisme politique oppose au réalisme politique une multiplicité. En quelque sorte elle combat le concept en tant que celui-ci est une manière de dissimuler et d’unifier. En restant attentive aux agencements de la matière, elle ramène la singularité de l’expérience et surtout elle change de ton. Elle prend en compte la singularité des individus et des expériences, la multiplicité irréductible dont nous sommes tissés et dont le monde exprime les formes. De cette façon le matérialisme politique exige la déconstruction des idéologies et refuse les grandes actions politiques au profit d’agencements pragmatiques qui sont analogues aux agencements matériels et aux débats entre les participants.

Cette finesse du matérialisme politique peut sembler faire peu de poids face à l’homogénéité lourde du réalisme politique qui fonctionne à coups de gros concept et de grosses réductions. Au passage oublie purement et simplement ce qui est en jeu, la multiplicité intensive.

Lutter contre les différentes formes de libéralisme économique et politique que celle-ci soit sociale-démocrate ou strictement droitière, suppose de changer les conditions du discours et l’usage des concepts. Face à des concepts dont le prétendu réalisme occulte de manière trop évidente les multiplicités matérielles, il faut savoir se tenir à la subtilité temporaire des multiplicités matérielles et des multitudes organiques.