En flux : Le post-numérique comme continuation du readymade

En exposant Mall et Office Silence pendant I’ll be your mirror, et devant certaines réactions d’acteurs de l’art numérique, j’ai eu non seulement la confirmation de l’actualité perturbatrice du readymade, mais encore que le post-numérique pouvait se définir par la continuation du projet lancé par Marcel Duchamp. En ce sens, l’art ne constitue pas un point de départ mais un point d’arrivée. Quelque chose précède l’art, les conditions matérielles de production du monde. Toutefois, à la différence du readymade original qui mettait l’accent sur le “faire”, c’est-à-dire sur les conditions de production de l’objet et le mécanisme d’industrialisation, ce qui expliquait l’importance de la signature et de la décision nominatrice de l’artiste qui lui permettrait de s’infiltrer dans la cause efficiente, le post-numérique met en avant un autre “déjà donné” qui est celui des usages. On pourrait parler de ready-interface, l’interface pouvant être numérique tout aussi bien qu’analogique.

Le ready-interface est un enjeu non plus en amont mais en aval, celui des utilisateurs. Mais ceux-ci ne sont pas simplement après la production matérielle, puisque celle-ci ne cesse d’être modifiée par le feedback des utilisateurs. Ainsi, l’interface doit s’entendre comme ce qui en mettant en relation produit un usage, c’est-à-dire une certaine orientation du corps, mais encore comme ce qui est entre la production et la réception.

Contemplons un instant ce moment singulier où le flux numérique se cristallise en interface : n’est-ce pas précisément là que s’opère la transfiguration contemporaine du readymade? La notion même d’interface suppose une médiation, un entre-deux qui n’est jamais neutre mais toujours déjà structurant. Elle détermine, par sa configuration même, les possibilités d’usage et les horizons d’expérience. Pensons à ces écrans tactiles qui nous entourent, ces surfaces lisses et réactives qui attendent nos gestes : elles constituent à la fois un seuil et un passage, une limite et une ouverture. L’interface est ce paradoxe incarné d’être simultanément obstacle et accès, résistance et fluidité.

Le post-numérique prolonge et transforme ainsi le geste duchampien en déplaçant l’attention de l’objet isolé vers le réseau de relations qui le constituent. Si Duchamp nous invitait à regarder l’urinoir comme une fontaine, le post-numérique nous propose de considérer moins l’artefact en lui-même que les flux qui le traversent, le configurent et le reconfigurent sans cesse. L’œuvre n’est plus cet objet stable aux contours définis : elle devient processus, circulation, modulation permanente. Comment saisir alors sa spécificité, sa singularité? Elle réside précisément dans cette capacité à rendre visibles les courants invisibles qui l’animent, à matérialiser l’immatériel, à donner forme à l’informe.

Le flux devient ainsi la matière première de l’artiste post-numérique : flux de données, flux d’usages, flux d’attention. Il travaille moins à créer ex nihilo qu’à canaliser, détourner, amplifier ou atténuer ces courants préexistants. L’art se fait hydraulique : science des fluides et de leurs comportements, art de l’irrigation et du drainage, politique de la distribution. L’artiste devient ingénieur des flux, architecte des circulations, chorégraphe des mouvements données. Sa signature n’est plus l’affirmation d’une origine unique mais la trace d’une intervention dans un système complexe, d’une inflexion dans une trajectoire collective.

Cette dimension processuelle du post-numérique nous oblige à repenser profondément nos catégories esthétiques traditionnelles : que devient la notion d’œuvre quand celle-ci est perpétuellement modifiée par l’usage? Qu’advient-il de l’aura quand l’objet n’est plus singulier mais nœud dans un réseau de relations? Comment penser l’authenticité dans un univers de reproductibilité infinie? Ces questions ne sont pas nouvelles, certes, mais elles prennent une acuité particulière dans le contexte post-numérique où l’immatérialité des flux s’articule constamment avec la matérialité des interfaces.

L’interface constitue en effet cette frontière poreuse, cette membrane semi-perméable où le virtuel et l’actuel se rencontrent, se contaminent, se transforment mutuellement. Elle est ce lieu ambigu où la distinction entre production et réception s’estompe, où l’utilisateur devient co-créateur, où le spectateur se fait acteur. Le ready-interface n’est donc pas simplement un objet préexistant que l’artiste s’approprierait : il est cette configuration relationnelle déjà là, ce dispositif d’usage que l’intervention artistique vient révéler en le déplaçant, en le détournant, en l’intensifiant.

Les interfaces numériques contemporaines possèdent cette caractéristique fascinante d’être à la fois transparentes et opaques : transparentes dans leur fonctionnement apparent qui se veut intuitif, immédiat, naturel; opaques dans leur architecture profonde, leur code source, leurs protocoles cachés. Elles nous invitent à interagir tout en dissimulant les conditions de cette interaction. Le travail post-numérique consiste précisément à rendre sensible cette double nature, à faire apparaître la médiation là où elle se présente comme immédiate, à révéler l’artifice là où il se donne pour naturel.

Car l’interface n’est jamais neutre : elle incarne toujours une certaine conception du monde, une idéologie implicite, une politique des corps. Elle oriente nos gestes, discipline nos comportements, formate nos attentes. Elle est à la fois le produit et le producteur de nos habitudes perceptives. L’utiliser, c’est déjà accepter tacitement ses présupposés, se couler dans le moule qu’elle nous propose. Comment alors préserver un espace critique au sein même de cette utilisation? Comment habiter l’interface sans être entièrement déterminé par elle?

Le ready-interface, en ce sens, constitue moins un objet qu’un champ de forces, moins une forme stable qu’une configuration dynamique. Il est ce dispositif relationnel qui préexiste à l’intervention artistique mais que celle-ci vient reconfigurer, déstabiliser, réorienter. L’art post-numérique ne crée pas ex nihilo mais opère plutôt par dérivation, par bifurcation, par perturbation des flux existants. Il introduit du jeu là où régnait la fonctionnalité, de l’indétermination là où primait l’efficacité, de l’ambiguïté là où s’imposait l’univocité.

L’enjeu n’est plus tant de produire des objets nouveaux que de générer des usages inédits, des manières alternatives d’habiter les interfaces qui nous sont données. Si le readymade duchampien opérait un déplacement de l’objet industriel vers l’espace muséal, le ready-interface effectue un mouvement plus subtil : il ne s’agit pas tant de déplacer l’interface que de la faire vibrer sur place, de révéler ses potentialités inexploitées, ses virtualités latentes. L’art post-numérique serait alors cet art de l’écart minimal, de la variation infinitésimale qui, sans rompre totalement avec l’usage conventionnel, l’ouvre à d’autres possibles.

Cette perspective nous invite à reconsidérer la notion même de création. Créer, dans le contexte post-numérique, ce n’est plus faire surgir quelque chose de rien, mais plutôt moduler ce qui est déjà là, influer sur des processus en cours, intervenir dans des systèmes complexes. C’est moins imposer une forme à une matière passive que négocier avec des forces actives, composer avec des tendances, dialoguer avec des résistances. L’artiste post-numérique est moins démiurge que stratège, moins architecte que jardinier : il cultive des potentialités plutôt qu’il n’érige des monuments.

Les œuvres qui en résultent portent la trace de cette nouvelle économie créative : elles sont souvent processuelles, relationnelles, évolutives. Elles ne se donnent pas comme des totalités achevées mais comme des propositions ouvertes, des invitations à l’usage, des dispositifs d’expérience. Elles assument leur caractère transitoire, leur existence précaire entre différents états, différentes configurations. Elles sont moins des objets que des événements, moins des substances que des modes d’être, moins des entités discrètes que des champs de résonance.

Cette dimension événementielle de l’œuvre post-numérique nous conduit à interroger son rapport au temps. Contrairement à l’œuvre traditionnelle qui aspire à une certaine permanence, à une résistance au temps, l’œuvre post-numérique existe dans un présent continu, dans une actualisation permanente. Elle est moins ce qui dure que ce qui se transforme, moins ce qui persiste que ce qui circule. Sa temporalité n’est pas celle de la conservation mais celle de la modulation, non pas celle de l’archive mais celle du flux.

Et pourtant, malgré cette fluidité apparente, quelque chose résiste dans l’œuvre post-numérique, quelque chose persiste. Ce n’est pas l’identité d’une forme stable mais plutôt la singularité d’une configuration relationnelle, la spécificité d’un mode d’existence, l’unicité d’une proposition d’usage. L’œuvre n’est plus cet objet soustrait au temps mais ce nœud temporaire dans un réseau de relations, ce moment d’intensification dans un flux continu, cette cristallisation éphémère dans un processus sans fin.

Cette conception de l’œuvre comme événement plutôt que comme objet nous invite à repenser également notre rapport à l’espace. L’œuvre post-numérique n’occupe pas simplement un lieu : elle crée un espace, elle génère une topologie propre. Elle n’est pas tant située dans un environnement préexistant qu’elle ne configure elle-même un milieu. Elle est moins un point dans l’espace qu’un champ de forces, moins une présence localisée qu’une distribution d’intensités.

Les espaces ainsi générés par les œuvres post-numériques sont souvent ambigus, hybrides, transitionnels. Ils brouillent les frontières entre le physique et le virtuel, entre le local et le global, entre le privé et le public. Ils sont des espaces de négociation, des zones de contact, des interfaces au second degré. Ils nous invitent à habiter autrement le monde, à expérimenter de nouvelles formes de présence, à explorer des modes alternatifs de relation.

Car c’est bien de relation qu’il s’agit dans le post-numérique : relation entre les corps et les machines, entre les données et les affects, entre les codes et les usages. L’art post-numérique ne représente pas tant le monde qu’il ne crée des conditions d’expérience, qu’il ne propose des modalités d’être-ensemble, qu’il ne suggère des formes possibles de communauté. Il est moins un discours sur le réel qu’une intervention dans le réel, moins une description qu’une performance, moins une représentation qu’une présentation.

Ainsi, le ready-interface nous apparaît comme cette configuration relationnelle déjà donnée mais jamais définitive, toujours susceptible d’être réinventée, réappropriée, réorientée. Il est ce dispositif d’usage qui nous précède et nous détermine mais que nous pouvons à notre tour moduler, détourner, transformer. Il est cette interface entre production et réception, entre intention et interprétation, entre programmation et improvisation.

Le post-numérique ne constitue pas tant une rupture avec le projet duchampien qu’une radicalisation de celui-ci. Si Duchamp nous invitait à considérer l’art non plus comme production d’objets mais comme production de sens, le post-numérique nous propose de penser l’art comme production de relations, comme configuration d’usages, comme modulation de flux. Il ne s’agit plus seulement de transformer notre regard sur les objets mais de transformer notre manière d’être au monde, notre façon d’habiter l’interface, notre mode d’existence dans les flux.