Critique de la raison politique

Ces dernières années marquent le retour de la raison politique, c’est-à-dire d’un désir de changement fondé sur la réflexion théorique. On « revient » à certaines hypothèses politiques (le communisme), à la mystique révolutionnaire, parce que ce monde-ci semble insupportable.

Ce reflux théorique, ce mouvement oscillatoire qui nous ramène vers des rivages conceptuels que l’on croyait définitivement submergés par la vague néolibérale, ne témoigne-t-il pas d’une inquiétude plus profonde, plus souterraine ? Les eaux troubles du présent charrient avec elles les débris du passé, non comme de simples vestiges archéologiques, mais comme des matériaux encore vivants, encore vibrants de possibilités inaccomplies. La pensée politique contemporaine, dans sa quête désespérée d’alternatives, se tourne vers ces fragments théoriques à la manière d’un naufragé s’accrochant aux épaves : moins par conviction que par nécessité vitale. Car comment respirer dans l’atmosphère raréfiée du “réalisme capitaliste” qui nous asphyxie sous le poids de son apparente inéluctabilité ?

Ainsi, lorsque Bernard Stiegler écrit La technique et le temps 3, il donne une inflexion à sa réflexion, inflexion présente dans les ouvrages précédents, mais qui prend là d’autres proportions, consistant à non plus seulement analyser, mais critiquer, juger afin, dans les livres qui suivront, de réformer, transformer, inventer de nouvelles formes politiques et économiques, par exemple l’économie contributive.

Cette mutation dans la démarche intellectuelle révèle un paradoxe fondamental : la pensée qui s’attache à décrire les flux du monde finit par vouloir les canaliser, les orienter, comme si la contemplation théorique ne pouvait s’empêcher de se transformer en ambition prométhéenne. Quelque chose se noue ici qui dépasse la simple évolution d’une œuvre individuelle : un mouvement dialectique où l’analyse du réel engendre presque mécaniquement le désir de le transformer. La compréhension des mécanismes de la technique et de ses effets sur la conscience humaine débouche ainsi sur une prescription, sur une ordonnance thérapeutique pour notre civilisation malade. Ce passage de l’analytique au normatif apparaît comme une nécessité presque organique, un flux qui charrie la pensée elle-même vers des territoires qu’elle n’avait pas nécessairement l’intention d’explorer.

Or, à titre personnel j’avoue être assez peu intéressé par ses propositions et beaucoup plus par ses analyses. Est-ce parce que mon orientation est plus théorique que pratique que je refuse ainsi les nouvelles formes proposées par les théoriciens ou que face à une personne expliquant comment il faut faire pour construire une société plus équitable je reste circonspect ? Est-ce simplement du scepticisme allant vers du cynisme ?

Cette réticence face aux solutions toutes faites, cette méfiance envers les architectures sociales idéales, ne constitue-t-elle pas en elle-même une posture politique ? Une politique de la retenue, du suspens, de l’interrogation perpétuelle qui refuse de se solidifier en doctrine. Non pas un refus de l’engagement, mais une manière différente de s’engager : non pas dans la construction volontariste d’un avenir programmé, mais dans l’attention méticuleuse portée aux multiplicités irréductibles du présent. Car la circonspection n’est pas nécessairement cynisme : elle peut être lucidité face à la complexité vertigineuse du réel, respect pour l’entrelacement infini des causes et des effets qui constituent la trame du monde social.

Je suis dans le métro et il y a foule. Je ne comprends pas comment tous ces gens tiennent ensemble, je ne sais pas comment je tiens avec eux. J’imagine leurs vies, ces incroyables densités emplies d’histoires que rien ne pourra venir résumer. Il y a le wagon, le conducteur, l’entreprise qui maintient en état les rails, les architectes qui ont dessiné les tunnels et les ouvriers qui les ont forés, il y a la ville tout au-dessus, des piétons, des voitures, les usines qui produisent ces véhicules, et le métal qui vient d’une mine, la montagne qui a été creusée pour chercher ce minerai.

Cette expérience sensorielle d’immersion dans le flux anonyme de la multitude urbaine : voilà peut-être le point aveugle de toute théorie politique. Ce moment où la conscience individuelle se trouve confrontée à l’immensité irréductible du social dans sa matérialité concrète, dans sa densité insurmontable. Le corps percevant, enveloppé dans cette symphonie cacophonique de présences humaines et non-humaines, fait l’expérience directe d’une complexité que nul schéma théorique ne saurait épuiser. Le métro devient alors métaphore vivante du politique : un agencement provisoire, précaire, toujours au bord du chaos, qui tient pourtant ensemble par des forces invisibles, par des habitudes incorporées, par des règles tacites, par des infrastructures matérielles héritées du passé. Chaque corps présent constitue un monde en soi, un nœud indémêlable de désirs, de souvenirs, de projets, de contraintes. Comment une théorie politique, aussi sophistiquée soit-elle, pourrait-elle prétendre rendre compte de cette multiplicité sans la réduire, sans la simplifier jusqu’à la caricature ?

La raison politique se comporte comme si la chose politique était seulement (je souligne seulement) le produit d’une activité mentale : on réfléchit, on imagine des schémas, on réalise ces schémas et la réalité sociale change avec plus ou moins d’efficacité selon la contingence des événements, estimant que cette contingence est extérieure à ce qui arrive politiquement. Consciente du peu de réalisme d’une telle approche, la raison politique développe parfois une mystique révolutionnaire (Badiou) de l’événement pur, inanticipable, pour se réserver une marge de possibles que la pensée de ne saurait prévoir, si ce n’est à titre de possibilités absolues selon une prétendue fidélité. Or, si le politique est le produit de réflexions ce n’est que partiellement, il est le fruit de mille autres choses, et quand je dis mille, je veux dire que c’est justement l’impossibilité du décompte exact de ce qui interagit et de la manière singulière dont cela interagit au fil du temps, qui rend extrêmement problématique les prétentions de la raison politique.

Cette impasse de la raison politique face à l’incalculable complexité du réel constitue son tragique intime, sa blessure secrète. Car la pensée politique aspire légitimement à introduire de l’ordre dans le chaos, à rendre intelligible ce qui se donne d’abord comme un enchevêtrement opaque de forces contradictoires. Mais cette aspiration à l’intelligibilité se transforme insidieusement en fantasme de maîtrise, en illusion de contrôle total sur des processus qui excèdent par nature toute tentative de systématisation exhaustive. La mystique révolutionnaire apparaît alors comme un symptôme de cette impasse : face à l’impossibilité de penser intégralement le changement social, elle le rejette dans la sphère du miraculeux, de l’événement pur qui échapperait par essence à toute causalité identifiable, à toute genèse reconstituable. Mais cette mystique n’est-elle pas finalement qu’un aveu d’impuissance déguisé en théologie politique ? Une manière de préserver l’autorité de la raison politique en lui concédant une zone d’exception où elle n’aurait précisément plus à rendre compte de ses limites ?

Sans doute est-ce pourquoi les propositions politiques me semblent souvent simplistes par rapport à la réalité politique, fruit du jeu complexe d’éléments dont il est impossible de tenir le compte. Est-ce développer là un réalisme politique estimant qu’à la manière d’un organisme, le politique est trop complexe pour pouvoir être pensée et construit volontairement ? Serait-ce une manière détournée de défendre le réalisme capitaliste contemporain nous faisant croire qu’il n’y a pas d’alternative ?

Ce sentiment d’insuffisance face aux propositions politiques contemporaines oscille dangereusement entre lucidité et résignation, entre conscience aiguë de la complexité et capitulation devant cette même complexité. Le risque est grand, en effet, de voir cette méfiance envers les simplifications théoriques se muer en acceptation passive du statu quo, en naturalisation de l’ordre existant. Comme si l’humilité épistémologique devant l’inextricable enchevêtrement des causes et des effets devait nécessairement conduire à l’abdication politique. Mais n’y a-t-il pas une voie intermédiaire entre la prétention totalitaire du schématisme révolutionnaire et la soumission fataliste au “réalisme capitaliste” ? Une politique de l’attention, peut-être, qui ne renoncerait ni à comprendre ni à transformer, mais qui le ferait en acceptant d’emblée sa propre finitude, sa propre situation, son propre enracinement dans un monde qu’elle ne surplombe jamais.

Je suis dans la rue, je tourne le visage vers les fenêtres et il y a les vies anonymes et présentes qui vivent des intensités dont je n’ai pas idée. Prendre en compte ces singularités ne veut en aucun cas développer une mystique révolutionnaire qui n’est qu’une possibilité de changement parmi beaucoup d’autres (le changement peut être technique, écologique, catastrophique, etc.). Prendre en compte ces singularités c’est aussi accepter la présence de la pierre, du feu, de l’arbre, de la voiture, de toutes choses, et c’est donc estimer que la raison politique n’est qu’un des participants au jeu du politique, et que cette raison n’a pas même la possibilité de surplomber l’ensemble du jeu de son regard absolu. Elle est localisée, limitée, finie. Lorsque Stiegler estime dans la première partie de son œuvre que la barbarie industrielle est aussi le fruit de la structure même de la pensée parce que celle-ci est en même temps le fruit du milieu rétentionnel, c’est-à-dire des moyens d’inscription de la mémoire, il nous place dans une situation décisive.

Cette vision depuis la rue, ce regard jeté vers les fenêtres illuminées derrière lesquelles se déploient des existences inconnues : voilà peut-être une autre façon de penser le politique, non plus depuis la surplombante abstraction des systèmes théoriques, mais depuis cette horizontalité sensible où chaque existence constitue un foyer d’intensité irréductible. Les vies qui palpitent derrière ces fenêtres ne sont pas seulement des “cas” que la théorie politique pourrait subsumer sous ses catégories générales ; elles sont des mondes singuliers, des univers de sens qui excèdent toute tentative de totalisation conceptuelle. Et pourtant, ces singularités ne sont pas des monades isolées : elles sont traversées par des flux matériels et immatériels, par des courants d’affects, par des circulations technologiques qui les relient au monde commun. La pierre, le feu, l’arbre, la voiture : ces présences non-humaines participent elles aussi à la constitution du tissu politique, non comme simples objets passifs sur lesquels s’exercerait la volonté humaine, mais comme acteurs à part entière dans la configuration des possibles. La finitude de la raison politique, sa situation toujours déjà inscrite dans un milieu technique, affectif, matériel qu’elle ne maîtrise jamais entièrement : voilà ce que nous rappelle cette expérience de la rue, ce regard jeté vers les fenêtres d’autrui.

Sans doute l’analyse théorique nous offre-t-elle plus de possibilités contingentes que les propositions des théoriciens, parce que cette analyse permet à chacun, à chaque singularité de prendre le risque de la décision, et n’a pas pour objectif, comme dans le cas des propositions, d’unifier la résolution, c’est-à-dire de réduire l’absence de raison et la contingence. De manière analogue, j’ai un goût modéré pour les œuvres dites engagées ou celles qui inventent de nouveaux modèles qui pourraient se répandre dans la société par contagion. Il me semble qu’il y a là quelque chose de prêt à penser qui ne stimule pas ma pensée (entendez mon imagination). Je leur préfère celles expérimentales qui laissent la possibilité ouverte dans sa contingence, car on ne sait ni quand, ni comment, ni avec quoi cela arrivera et même si cela arrivera. Maintenir le “arrive-t-il” dans sa négativité même, me semble plus proche de ce que serait une véritable politique démocratique que la nécessité portée par la raison politique.

Cette préférence pour l’ouverture contingente plutôt que pour la clôture programmatique dessine les contours d’une politique de l’expérimentation, une politique du tâtonnement qui accepterait d’emblée sa propre faillibilité, sa propre exposition au risque de l’échec. Car qu’est-ce qu’une expérimentation sinon une question posée au réel sans préjuger de la réponse ? Un dispositif qui crée les conditions d’émergence de phénomènes inattendus, imprévisibles, qui peuvent aussi bien confirmer qu’infirmer les hypothèses initiales ? Cette dimension expérimentale du politique implique une certaine modestie théorique, une certaine retenue dans les ambitions transformatrices : non pas renoncer au changement, mais accepter que celui-ci puisse emprunter des voies sinueuses, imprévisibles, qui ne correspondent pas nécessairement aux grands schémas élaborés par la raison politique.

L’art expérimental, dans cette perspective, constitue peut-être un modèle plus fécond pour la pensée politique que les œuvres explicitement “engagées”. Car l’expérimentation artistique, dans ses formes les plus radicales, se caractérise précisément par cette suspension du jugement, par cette attention flottante aux possibilités immanentes des matériaux, des corps, des sons, des images. Elle ne prétend pas savoir à l’avance ce qui va advenir, elle crée simplement les conditions pour que quelque chose d’imprévu puisse surgir. Et ce surgissement, lorsqu’il se produit, possède une puissance de conviction, une force d’ébranlement que nul discours programmatique ne saurait égaler. Il ne s’agit pas de convaincre par l’argument, mais de faire éprouver par l’expérience directe la possibilité d’un autre rapport au monde, d’une autre configuration des sensibilités, d’un autre agencement des corps et des signes.

Cette politique expérimentale se distingue radicalement de la mystique révolutionnaire par son rapport au temps : elle ne projette pas un avenir radieux qui viendrait racheter les souffrances du présent, elle intensifie au contraire la présence du présent, elle creuse la temporalité de l’instant pour y faire apparaître des virtualités insoupçonnées. Elle ne promet pas le grand soir, mais travaille patiemment à créer des zones temporaires d’autonomie, des espaces-temps où d’autres formes de vie peuvent s’inventer, se tester, se déployer sans garantie. Maintenir le “arrive-t-il” dans sa négativité même, c’est précisément refuser la positivité écrasante des programmes politiques qui prétendent connaître à l’avance la forme que devra prendre l’émancipation collective.

Cette négativité n’est pas nihilisme : elle est au contraire l’affirmation obstinée d’une ouverture essentielle au cœur du politique, d’une indétermination fondamentale qui constitue peut-être la condition même de la démocratie. Car qu’est-ce qu’une démocratie authentique sinon ce régime qui institutionnalise sa propre remise en question, qui fait de l’incertitude quant à ses fondements ultimes le principe même de son fonctionnement ? La démocratie, en ce sens, ne serait pas tant un régime politique déterminé qu’une certaine manière de maintenir ouverte la question du politique, de résister à sa clôture définitive sous la forme d’un savoir absolu ou d’un programme intégralement rationnel.

Les flux qui traversent nos existences contemporaines – flux d’informations, flux de capitaux, flux de désirs, flux de matières – ne peuvent être intégralement captés par aucun dispositif théorique, par aucune raison politique qui prétendrait en maîtriser le cours. La politique expérimentale consiste peut-être alors moins à canaliser ces flux selon un plan préétabli qu’à créer des dispositifs qui permettent d’en infléchir localement la direction, d’en détourner provisoirement le cours, d’en explorer les potentialités inactuelles. Non pas la grande rupture révolutionnaire qui changerait d’un coup la nature du fleuve, mais d’innombrables micro-interventions qui, de proche en proche, par contamination et résonance, pourraient transformer la qualité même des eaux qui nous portent.

Peut-être alors que la question du changement social ne se pose pas tant en termes de programme à appliquer qu’en termes d’attention à cultiver, d’expériences à intensifier, de sensibilités à affiner. Peut-être que la véritable transformation politique commence par cette capacité à percevoir autrement le monde commun, à sentir la présence vibratoire des singularités qui le composent, à maintenir vivante la question du “arrive-t-il” sans la refermer prématurément sous la forme d’une réponse définitive. Peut-être, enfin, que la raison politique la plus lucide est celle qui accepte de se laisser traverser par l’irraison des flux qui la constituent, qui ne prétend plus les dominer d’un regard souverain mais s’efforce d’accompagner leurs mouvements imprévisibles, comme le nageur qui, plutôt que de lutter frontalement contre le courant, apprend à utiliser sa force même pour se diriger.