Critique de la raison politique
Ces dernières années marquent le retour de la raison politique, c’est-à-dire d’un désir de changement fondé sur la réflexion théorique. On « revient » à certaines hypothèses politiques (le communisme), à la mystique révolutionnaire, parce que ce monde-ci semble insupportable.
Ainsi, lorsque Bernard Stiegler écrit La technique et le temps 3, il donne une inflexion à sa réflexion, inflexion présente dans les ouvrages précédents, mais qui prend là d’autres proportions, consistant à non plus seulement analyser, mais critiquer, juger afin, dans les livres qui suivront, de réformer, transformer, inventer de nouvelles formes politiques et économiques, par exemple l’économie contributive.
Or, à titre personnel j’avoue être assez peu intéressé par ses propositions et beaucoup plus par ses analyses. Est-ce parce que mon orientation est plus théorique que pratique que je refuse ainsi les nouvelles formes proposées par les théoriciens ou que face à une personne expliquant comment il fautt faire pour construire une société plus équitable je reste circonspect ? Est-ce simplement du scepticisme allant vers du cynisme ?
Je suis dans le métro et il y a foule. Je ne comprends pas comment tous ces gens tiennent ensemble, je ne sais pas comment je tiens avec eux. J’imagine leurs vies, ces incroyables densités emplies d’histoires que rien ne pourra venir résumer. Il y a le wagon, le conducteur, l’entreprise qui maintient en état les rails, les architectes qui ont dessiné les tunnels et les ouvriers qui les ont forés, il y a la ville tout au-dessus, des piétons, des voitures, les usines qui produisent ces véhicules, et le métal qui vient d’une mine, la montagne qui a été creusée pour chercher ce minerai.
La raison politique se comporte comme si la chose politique était seulement (je souligne seulement) le produit d’une activité mentale : on réfléchit, on imagine des schémas, on réalise ces schémas et la réalité sociale change avec plus ou moins d’efficacité selon la contingence des événements, estimant que cette contingence est extérieure à ce qui arrive politiquement. Consciente du peu de réalisme d’une telle approche, la raison politique développe parfois une mystique révolutionnaire (Badiou) de l’événement pur, inanticipable, pour se réserver une marge de possibles que la pensée de ne saurait prévoir, si ce n’est à titre de possibilités absolues selon une prétendue fidélité. Or, si le politique est le produit de réflexions ce n’est que partiellement, il est le fruit de mille autres choses, et quand je dis mille, je veux dire que c’est justement l’impossibilité du décompte exact de ce qui interagit et de la manière singulière dont cela interagit au fil du temps, qui rend extrêmement problématique les prétentions de la raison politique.
Sans doute est-ce pourquoi les propositions politiques me semblent souvent simplistes par rapport à la réalité politique, fruit du jeu complexe d’éléments dont il est impossible de tenir le compte. Est-ce développer là un réalisme politique estimant qu’à la manière d’un organisme, le politique est trop complexe pour pouvoir être pensée et construit volontairement ? Serait-ce une manière détournée de défendre le réalisme capitaliste contemporain nous faisant croire qu’il n’y a pas d’alternative ?
Je suis dans la rue, je tourne le visage vers les fenêtres et il y a les vies anonymes et présentes qui vivent des intensités dont je n’ai pas idée. Prendre en compte ces singularités ne veut en aucun cas développer une mystique révolutionnaire qui n’est qu’une possibilité de changement parmi beaucoup d’autres (le changement peut être technique, écologique, catastrophique, etc.). Prendre en compte ces singularités c’est aussi accepter la présence de la pierre, du feu, de l’arbre, de la voiture, de toutes choses, et c’est donc estimer que la raison politique n’est qu’un des participants au jeu du politique, et que cette raison n’a pas même la possibilité de surplomber l’ensemble du jeu de son regard absolu. Elle est localisée, limitée, finie. Lorsque Stiegler estime dans la première partie de son oeuvre que la barbarie industrielle est aussi le fruit de la structure même de la pensée parce que celle-ci est en même temps le fruit du milieu rétentionnel, c’est-à-dire des moyens d’inscription de la mémoire, il nous place dans une situation décisive.
Sans doute l’analyse théorique nous offre-t-elle plus de possibilités contingentes que les propositions des théoriciens, parce que cette analyse permet à chacun, à chaque singularité de prendre le risque de la décision, et n’a pas pour objectif, comme dans le cas des propositions, d’unifier la résolution, c’est-à-dire de réduire l’absence de raison et la contingence. De manière analogue, j’ai un goût modéré pour les oeuvres dites engagées ou celles qui inventent de nouveaux modèles qui pourraient se répandre dans la société par contagion. Il me semble qu’il y a là quelque chose de prêt à penser qui ne stimule pas ma pensée (entendez mon imagination). Je leur préfère celles expérimentales qui laissent la possibilité ouverte dans sa contingence, car on ne sait ni quand, ni comment, ni avec quoi cela arrivera et même si cela arrivera. Maintenir le “arrive-t-il” dans sa négativité même, me semble plus proche de ce que serait une véritable politique démocratique que la nécessité portée par la raison politique.