Le flux quadripartite
Le flux semble un phénomène particulièrement difficile à appréhender. Cette difficulté semble même faire partie de son usage contemporain qui fait référence à un état débordant,excessif, continu et impensable. La science physique a encore des difficultés pour l’appréhender et pour anticiper ses états turbulents. Je propose une schématisation pour catégoriser le flux selon sa localité et son état. Le flux y est présenté par construction comme décomposable, ce qu’empiriquement il n’est pas. Conscient de cette limite, je demande au lecteur de comprendre l’efficacité et le but poursuivi par une telle image préparatoire qui sera affinée au fil du temps.
Commençons. Il existe quatre types de flux fonctionnant par couple : interne et externe, technologique et artistique. Chacun d’entre eux est disposé sur une ligne horizontale allant de la subjectivité (interne) à l’objectivité (externe) avec le couple technologique et artistique au milieu qui, selon des cas que nous analyserons, renversent leur polarité selon un certain tempo. Un axe vertical va quant à lui du continu au discontinu s’appliquant à tous les flux. Ce schéma n’est pas à comprendre comme une cartographie statique définissant des frontières étanches mais comme la mise en place de polarités qui permettent d’aborder des processus dynamiques et des mélanges subtils entre les catégories.
Reprenons. Le flux apparaît au premier abord comme un processus continu qui ne dépend pas de nous. Si je meurs, la pluie ne cessera pas de tomber. Elle cessera dans la corrélation entre un état intérieur et un phénomène extérieur. L’écoulement des flux est perceptible mais n’est pas une production de la perception, elle ne s’y réduit pas et on peut même dire que quand nous pensons les flux nous pensons en fait une certaine autonomie. Ceci rattache les flux à quelque chose d’en soi et à une forme d’absolu.
Il s’agit seulement des flux qui appartiennent au domaine de la physis (climat, saison, eau, ciel, nuage, etc.), car il existe d’autres flux qui sont internes et qui concernent la constitution de la subjectivité. C’est le flux de la conscience (Husserl) et les flux corporels, c’est-à-dire toutes les formes de sécrétions. Ces flux ne sont pas identiques les uns aux autres, chacun a son histoire et son rythme, mais ils se rapprochent parce qu’ils relèvent d’une intériorité, de quelque chose en moi et non plus en soi. Les flux corporels nous mettent en contact avec l’absolu mais selon une stratégie fort différente, et pour ainsi dire inverse, des flux de la physis : je peux penser la finitude de ces flux, leur arrêt qui signifie ma mort. Lorsque le flux de ma conscience et les flux corporels s’arrêteront alors je ne serais plus. Je peux penser cette suspension de mes flux parce que je peux penser ma mortalité qui est un absolu. Le flux de la physis externe est un absolu continu (en soi) et le flux de la subjectivité interne est un absolu discontinu (pour moi) qui se signale par sa cessation. Cette continuité et cette discontinuité peuvent se renverser comme nous le verrons plus loin. Le flux interne n’est pas pour autant ma propriété car en suivant le paradoxe du sens intime, “Je est un autre”. Je ne peux aborder en effet la constitution de cette subjectivité psycho-corporelle que du seul point vue d’une désappropriation qui me met hors de moi et qui pour ainsi dire m’objective du dedans selon une logique du dispars. La réflexivité affecte alors ce qui est observée comme dans le phénomène de l’angoisse.
Il existe deux autres flux qui semblent au premier abord des productions humaines et que l’on pourrait approcher comme des objectivations de la subjectivité et qui sont donc en même temps internes et externes : les technologies et les oeuvres d’art. Pour les premières, il va de soi que l’appareillage des technologies constitue une forme privilégiée de flux qui nous débordent de jour en jour. Des flux énergétiques, urbains, de locomotion, fonctionnels, informatiques, informationnels, etc. Les oeuvres d’art quant à elles semblent des flux en un sens plus étrange et plus subtil, bien que tout aussi fondamental. Elles nous mettent en effet en contact avec le flux de l’histoire, avec les civilisations disparues mais aussi avec notre présent mais aperçu sous un angle inattendu et intempestif, le contemporain de l’art est à contre-temps, les temporalités s’y téléscopent. Les oeuvres d’art sont un réagencement du flux temporel en tant qu’événementalité arrivant à une subjectivité et produisant à partir d’elles des traces mémorielles. Flux technologique et flux artistique fonctionnent ensemble parce que d’une part ils partagent des matières fonctionnelles (la peinture est une technique même si elle n’est pas que cela) mais aussi parce qu’ils sont subjectivement polarisés. Les technologies répondent à une volonté subjective déterminée (la finalité fixée par le plan de l’ingénieur) qu’il est possible de détourner par réappropriation de la finalité. Les oeuvres d’art sont une production de la volonté subjective dont la finalité reste indéterminée ou plus exactement interminable chacun devant se l’approprier pour lui donner un possible (sensible mis en partage). Les technologies ont une direction qui préside à leur naissance et à leur usage, c’est l’ingénierie. Les oeuvres d’art sont des supports pour recréer une direction propre à chacun. En ce sens, technologies et oeuvres d’art mettent en contact de manière structurelle les flux internes et les flux externes. Elles sont externes en tant qu’existant hors de moi comme des matières à disposition. Elles sont internes parce qu’elles supposent dans un cas l’adoption et le détournement d’une subjectivité préexistante, et dans l’autre cas la production continue d’une subjectivité qui ne cesse de s’individuer. On peut donc les considérer en même temps comme des externalités ou des internalités selon une polarité dynamique et c’est pourquoi leur position est mouvante et peut se renverser selon la situation et l’analyse. Stratégiquement les technologies et les oeuvres d’art sont le point de bascule des flux, les matérialités avec lesquelles tout peut se renverser dans le schéma proposé.
Une autre polarité structure de part en part les flux en s’appliquant à chacun d’entre eux, c’est celle du continu et du discontinu que nous pouvons placer sur l’axe vertical, ce qui ne suppose aucune hiérarchie. J’ai précédemment présenté les flux comme quelque chose de continu mais cette continuité n’est possible que parce qu’il y a parfois des discontinuités, c’est-à-dire quelque chose qui s’arrête, qui ne s’écoule plus. Il faut se méfier des flux absolument fluides, c’est-à-dire des flux intégraux qui sont des conjurations. L’économie de marché par exemple est un flux intégral quand elle se présente comme une maximisation potentiellement absolue des profits excluant en droit les crises, les effondrements, les variations. Le flux considéré comme un pur devenir s’écoulant toujours tumultueusement est une autre conjuration qui sépare la contingence de la nécessité. Le discontinu appartient à l’ordre du possible. Il scande la temporalité, le flux en tant que mouvement hétérogène est indécomposable. Le flux est débordement, surplus mais aussi pauvreté (cf étym. torrent) et c’est pourquoi l’absolu des flux se déplace de l’objectivité continue pour arriver à la subjectivité discontinue : la solitude du monde est aussi ma solitude, le monde m’appartient tout autant que je suis étranger à moi-même. Objectivité et subjectivité palpite entre le continu et le discontinu et c’est cette différence d’intensité qui produit une relation entre l’extériorité et l’intériorité qui ne relève pas de la corrélation kantienne. On ne peut comprendre les flux que si on les approche selon ce double plan. La physis est continue mais le monde est toujours au bord de la sécheresse, de l’épuisement et de la destruction. L’intériorité subjective (conscience et corps) ne cesse jamais, il y a toujours des pensées, des sécrétions, mais la maladie est un arrêt temporaire tandis la mort est la cessation pure et simple. Ces arrêts sont rares, le monde est globalement stable, mais l’arrêt est une ponctuation du temps de forte intensité qui change tout selon une logique du clinamen. Les technologies fonctionnent suivant en cela leur finalité fixée par une subjectivité et en ce sens elles sont à portée de la main. Mais elles peuvent toujours s’arrêter, s’incidenter, bugger, la matière se retournant contre la forme intentionnelle, elles sont alors sous la main. On adhère à certaines oeuvres, on parvient à se les approprier, c’est-à-dire à créer un possible qui ouvre la sensibilité de la sensibilité, la sensibilité réflexive, mais elles sont toujours au bord du rejet ou de l’indifférence, de l’incompréhension, d’une perception de faible intensité pour soi ou avec les autres. Le tempo entre la continuité et son suspend défini la perception des flux en tant qu’influx (origine), reflux (retrait) et afflux (excès).
Le caractère indécomposable du flux démontre que ses variations n’existent pas en soi comme des éléments séparés qui pourraient exister indépendamment des autres. Le flux n’est pas continu puis discontinu. C’est un complexe. Ce sont nos catégories subjectives qui divisent ces deux éléments sans que cette division corresponde à un phénomène observable et localisable. Il faudrait penser la matière non pas comme le passage d’un état continu à un état discontinu mais comme un état qui est l’un et l’autre. L’indécomposition du flux n’est pas seulement fonction du temps, le passage d’un état à un autre n’est pas seulement trop rapide pour être décomposé, il est aussi fonction de l’espace, ce qui démontre la vacuité de la distinction continu et discontinu. Comment décrire cet état de la matière qui est ni l’un ni l’autre et qui est en même temps l’un et l’autre ? Comment comprendre cette viscosité bien particulière ? Ceci pourrait être l’objet d’une pensée des flux les approchant en soi et pour nous.
Physis :
Continuité (cosmos) / discontinuité (destruction, extinction, implosion)
Absolu (extériorité) / finitude dérivée (solidarité anthropocosmologique : observation scientifique par exemple)
Psycho-corporalité :
Discontinuité (maladie, mort) / continuité (conscience, sécrétions, palpitations, respirations, vocalisations)
Finitude (mortalité) / absolu dérivé (pensée de l’en tant que)
Technologies:
Instrumentalité comme continuité en relation avec la finalité (à portée de la main)
Incident comme discontinuité du plan instrumental (sous la main)
Oeuvres d’art :
Indifférence comme continuité (perception faible)
Appropriation comme discontinuité (sensibilité réflexive)
L’ambivalence des flux qui parcourt l’histoire de l’Occident, prise entre la mathématisation qui décode les flux de la nature (Arraisonnement) et le sacré qui laisse les flux couler, les deux pouvant s’inverser le sacré étant aussi une volonté de contrôle sur les flux et les sciences étant aussi une incomplétude (théorie des ensembles), est fondée sur une structure métaphysique. En effet, nous ne sommes qu’en rapport avec l’absolu, ce qui nous place dans une position impossible puisque nous nous rapportons à l’irraportable, problème auquel s’était confronté Kant dans la CRP. Comment se rapporter à l’absolu sans que celui-ci devienne le produit d’un rapport ? Au-delà de l’accès direct et fusionnel à l’absolu ou au subjectiviste faisant de toutes choses externes le résultat d’une projection interne, il y a sans doute une manière de penser une ambivalence métaphysique sans consolation : lorsque nous nous rapportons à ce qui est hors de nous, nous ressentons notre néant relationnel (le transcendantal comme tel), lorsque nous nous rapportons à nous-mêmes nous sommes hantés par l’anonyme (paradoxe du sens intime). En moi est hors de moi, hors de moi est en moi, et à chaque fois cela peut se renverser. Voilà pourquoi cela ne s’arrête jamais et pourtant ce qui décode, le point fixe, le barrage, est aussi un nouveau renversement qui laisse couler. La contingence du flux est la seule nécessité. Voilà aussi ce qui relie la théorie ambivalente des flux à une ambivalence métaphysique de façon structurelle.