Le flux quadripartite

Le Flux comme Phénomène Ambivalent

Le flux semble un phénomène particulièrement difficile à appréhender. Cette difficulté semble même faire partie de son usage contemporain qui fait référence à un état débordant, excessif, continu et impensable. La science physique a encore des difficultés pour l’appréhender et pour anticiper ses états turbulents. Je propose une schématisation pour catégoriser le flux selon sa localité et son état. Le flux y est présenté par construction comme décomposable, ce qu’empiriquement il n’est pas. Conscient de cette limite, je demande au lecteur de comprendre l’efficacité et le but poursuivi par une telle image préparatoire qui sera affinée au fil du temps.

Comment saisir ce qui, par essence, échappe à toute fixation? N’est-ce pas dans cette fuite perpétuelle que le flux révèle sa véritable nature? L’eau qui s’écoule entre nos doigts, insaisissable et pourtant si tangible, nous offre la première image d’une réalité fondamentalement ambivalente : présente et absente, constante et changeante, en mouvement et pourtant identique à elle-même. Le flux nous place face à un paradoxe fondamental : celui d’une continuité qui n’existe que par ses discontinuités, d’une permanence qui ne se manifeste que dans l’impermanence, d’une totalité qui ne se comprend que par ses ruptures.

Reprenons donc. Le flux apparaît dans sa polarité quadruple : interne-externe, technologique-artistique. Cette cartographie n’est pas une géographie statique mais une constellation de forces en tension perpétuelle, un champ magnétique où s’attirent et se repoussent des puissances contradictoires. Le flux externe de la physis — cette pluie qui tombe indifféremment à ma présence, ce vent qui souffle sans égard pour mes préoccupations, cette lumière qui baigne le monde avant même que mes yeux ne s’ouvrent — constitue l’absolu continu, l’en-soi par excellence. Mais n’y a-t-il pas dans l’écoulement même des saisons, dans la lente respiration des marées, quelque chose qui résonne avec nos rythmes intérieurs? La continuité du monde extérieur n’est-elle pas toujours au bord de la rupture, comme suspendue au-dessus du gouffre de sa propre extinction?

À l’opposé, mais dans une symétrie troublante, se déploie le flux interne de la conscience et du corps : ce courant ininterrompu de pensées, de sensations, de sécrétions, de pulsations. Flux intime qui nous constitue mais qui, par une étrange torsion existentielle, ne nous appartient pas véritablement. “Je est un autre” — cette formule rimbaldienne traduit l’étrangeté fondamentale du rapport à soi. Le flux interne, dans son apparente continuité (car la conscience ne s’arrête jamais, même dans le sommeil elle poursuit son cours sinueux), porte en lui la marque indélébile de la discontinuité la plus radicale : ma mort, cet horizon absolu qui donne à tout flux intérieur sa tonalité particulière, sa coloration unique. N’est-ce pas cette finitude qui, paradoxalement, nous ouvre à l’absolu? N’est-ce pas dans la conscience aiguë de notre discontinuité que nous touchons à l’infini?

Entre ces pôles de l’intériorité et de l’extériorité se déploient deux autres flux qui, par leur nature hybride, complexifient encore notre schéma : les flux technologiques et artistiques. Les technologies, ces extensions de notre volonté dans le monde, ces matérialisations de notre désir de maîtrise, constituent des flux particuliers : externes par leur matérialité, internes par leur finalité subjective; continus dans leur fonctionnement idéal, discontinus dans leurs inévitables défaillances. L’ordinateur qui calcule sans relâche, le moteur qui tourne sans interruption, le réseau qui transmet sans pause — voilà l’idéal technologique du flux parfait. Mais cette perfection reste une illusion : le bug surgit, la panne interrompt, l’accident suspend. Cette discontinuité révèle la vérité de notre rapport aux objets techniques : ils ne sont “à portée de la main” que pour mieux nous rappeler qu’ils peuvent toujours se dérober, devenir “sous la main”, résistants, opaques, problématiques.

Quant aux œuvres d’art, ces cristallisations temporelles, ces points de condensation de l’expérience humaine, elles instaurent un régime de flux tout à fait singulier : elles nous mettent en contact avec le temps lui-même, non pas le temps chronologique des horloges, mais le temps comme pure intensité, comme densité d’expérience. L’œuvre d’art est cette paradoxale fixation du flux qui, loin de l’arrêter, en démultiplie les possibilités. N’est-ce pas dans l’immobilité apparente d’une toile que le regard trouve son plus libre mouvement? N’est-ce pas dans la fixité d’une sculpture que le toucher découvre ses plus subtiles variations? L’art instaure ce temps singulier où les époques se télescopent, où les civilisations disparues nous parlent encore, où le passé le plus lointain devient notre plus intime présent.

La verticalité continu-discontinu traverse ces quatre polarités et les complexifie encore. Car le continu n’existe jamais sans le discontinu, tout comme le discontinu n’existe pas sans un fond de continuité sur lequel il se détache. Cette dialectique sans résolution définit le rythme même de notre expérience du flux : influx, reflux, afflux — ces trois moments ne se succèdent pas dans un ordre linéaire mais s’entrelacent constamment, définissant une expérience fondamentalement ambivalente. Le flux n’est pas tantôt continu, tantôt discontinu : il est simultanément l’un et l’autre dans une indivision primordiale que notre pensée analytique peine à saisir.

Cette viscosité particulière du flux, cette résistance à toute décomposition, ne nous renvoie-t-elle pas à une ambivalence plus fondamentale encore, une ambivalence proprement métaphysique? Car comment se rapporter à l’absolu sans que celui-ci devienne le produit d’un rapport? Comment toucher l’en-soi sans le transformer en pour-soi? L’histoire occidentale oscille entre deux tentations : celle de la mathématisation qui cherche à décoder les flux naturels (l’Arraisonnement heideggerien) et celle du sacré qui veut laisser couler les flux dans leur mystère intégral. Mais ces deux positions peuvent toujours s’inverser : le sacré devient contrôle, la science reconnaît son incomplétude.

Ne sommes-nous pas constamment pris dans cette double impossibilité? Lorsque nous nous tournons vers l’extérieur, nous ressentons notre néant relationnel, cette béance transcendantale qui nous sépare des choses; lorsque nous nous tournons vers l’intérieur, nous découvrons l’anonyme qui nous habite, cette altérité au cœur même de notre intimité. “En moi est hors de moi, hors de moi est en moi” — cette formule pourrait résumer l’ambivalence fondamentale de notre condition. C’est pourquoi le flux ne s’arrête jamais véritablement et c’est pourquoi, aussi, ce qui semble l’arrêter (le barrage, le point fixe, le décodage) finit toujours par le laisser couler autrement.

La contingence du flux apparaît alors comme la seule nécessité. Ce paradoxe n’est pas une simple formule rhétorique mais l’expression d’une vérité fondamentale concernant notre rapport au monde et à nous-mêmes. Dans le jeu incessant des renversements, dans cette valse des polarités où l’intérieur devient extérieur et réciproquement, où le continu se révèle discontinu et inversement, se dévoile peut-être la structure même de notre être-au-monde : non pas une position stable mais une oscillation perpétuelle, non pas un état mais un mouvement, non pas une essence mais un devenir.