Les transmetteurs et les providers

Au hasard du réseau nous retrouvons des structures classiques qui semblaient dépassées. Le postmodernisme anglo-saxon nous avait habitué à ne plus distinguer une création (car on ne créé jamais tout seul) d’une citation (qui selon le contexte s’apparente à une création). Cette logique du remontage et du mashup existe, mais en observant les réseaux sociaux on voit apparaître une très nette distinction entre ceux qui sont des transmetteurs et ceux qui sont des providers. Les premiers repostent et les seconds postent. Reposter consiste à renvoyer un lien dont on est pas l’auteur. Poster consiste à envoyer un lien dont on est l’auteur. La définition d’un auteur dans le contexte du réseau est problématique et mériterait un développement spécifique.

Comment penser cette dichotomie apparente dans le flux incessant des données qui traversent nos écrans ? L’architecture même du réseau, dans sa complexité cristalline et sa transparence opaque, semble raviver les catégories modernes que nous pensions avoir dépassées. Transmetteurs et providers – ces deux figures émergent des profondeurs numériques comme deux modalités d’être au monde. Les premiers habitent l’espace de la circulation, se contentant d’orienter les flux ; les seconds tentent encore, malgré la dissolution des autorités traditionnelles, d’ajouter au monde. Paradoxe de notre époque où la création semble à la fois plus accessible et plus insaisissable : chacun peut ajouter sa voix au concert numérique, mais cette voix risque toujours de se perdre dans l’immensité des données, d’être emportée par le courant sans laisser de trace durable.

D’un point de vue informationnel, les transmetteurs sont les vecteurs d’un mot d’ordre. En repostant, ils propagent une information préexistante. Cette propagation pourra rester lettre morte, orpheline ou être l’origine d’une onde se transmettant de proche en proche, murmures pouvant devenir grondement sourd du buzz. Le mot d’ordre consiste à répéter quelque chose. Les providers jouent un autre rôle, parce que même si leur création reste lettre morte, elle existe indépendamment de sa propagation. Le document reste en réserve pour une diffusion avenir qui reste potentiellement possible.

Cette distinction fondamentale révèle une tension constitutive du réseau : entre le désir d’existence singulière et la puissance de la répétition. Le transmetteur s’inscrit dans une logique de la résonance : il amplifie, détourne parfois, mais toujours à partir d’un donné préalable qu’il choisit de faire circuler. Son geste est celui de l’indication, du pointage, de la mise en exergue. N’est-ce pas là une forme particulière d’exercice du jugement, une manière de dire “ceci mérite attention” ? Le transmetteur pratique une forme de curation, sélectionnant dans la masse indifférenciée des données ce qui, selon lui, mérite d’être remis en circulation. Il y a dans ce geste une économie du choix : ne pas produire pour mieux désigner.

À l’inverse, le provider se confronte à l’angoisse de la page blanche numérique. Son geste implique une temporalité différente : celle de la conception, de l’élaboration, de la mise en forme. Le provider semble perpétuer, dans l’univers numérique, la figure déjà ancienne du créateur, celui qui ajoute au monde quelque chose qui n’y était pas auparavant. Mais cette figure se trouve profondément modifiée par le contexte réticulaire : la création n’est plus pensable comme surgissement ex nihilo, mais plutôt comme reconfiguration, agencement nouveau d’éléments préexistants. Le provider contemporain est moins démiurge qu’architecte des données.

La texture même du réseau, avec ses nœuds et ses liens, ses flux et ses redirections, privilégie-t-elle l’une ou l’autre de ces postures ? L’infrastructure techno-économique des plateformes valorise indéniablement la circulation rapide : algorithmes de recommandation, métriques de visibilité, économie de l’attention – tout concourt à favoriser ce qui se propage facilement, ce qui s’adapte au format du partage immédiat. Dans cette configuration, le transmetteur semble jouir d’un avantage structurel : son mode d’action s’accorde parfaitement avec les logiques de viralité et de propagation instantanée.

Pourtant, dans les interstices du réseau subsistent des espaces de lenteur, des zones où la temporalité de la création peut encore se déployer : blogs confidentiels, forums spécialisés, plateformes alternatives – autant de refuges pour les providers qui refusent de se soumettre entièrement à l’impératif de la circulation immédiate. Ces espaces permettent le développement d’une pensée qui ne se réduit pas à l’immédiateté du partage. Ils offrent la possibilité d’une sédimentation lente des idées, d’une maturation progressive des concepts qui échappe à la logique de l’instantanéité.

La place de plus en plus importante des transmetteurs sur Internet est parallèle à la privatisation des existences intimes et à la commercialisation de l’attention. Quand on est un provider, on est contre, tout contre. Dans la simple écriture d’un texte, on se fait un peu violence. Quand on est un transmetteur, on répond à l’ordre préexistant.

Cette montée en puissance des transmetteurs ne serait-elle pas le symptôme d’une transformation plus profonde de notre rapport au monde ? Le geste de reposter s’inscrit dans une économie de l’effort minimal : quelques clics suffisent pour faire circuler un contenu. Cette facilité technique correspond à une forme de désengagement existentiel : plutôt que de s’exposer dans la vulnérabilité d’une création originale, le transmetteur se contente d’orienter l’attention collective. Il y a là une forme de protection contre le risque inhérent à toute prise de parole originale. Le repost permet de dire sans vraiment dire, de s’engager sans vraiment s’engager, d’exister numériquement sans avoir à assumer la responsabilité d’un contenu propre.

Ce désengagement relatif trouve son écho dans la transformation des espaces privés : l’intimité se replie sur elle-même, se protège des regards extérieurs tandis que paradoxalement, les plateformes numériques commercialisent chaque fragment d’attention disponible. L’être humain contemporain se trouve ainsi écartelé entre son désir de protection et son besoin d’expression, entre retrait et exposition. Le transmetteur incarne cette posture ambivalente : visible dans l’acte de partage mais invisible dans le contenu partagé, présent et absent simultanément.

Le provider, en revanche, accepte une forme d’exposition radicale. Produire un contenu original dans l’espace numérique, c’est se confronter à une visibilité potentiellement illimitée tout en risquant l’indifférence absolue. Cette double possibilité – être vu par tous ou n’être vu par personne – constitue l’horizon existentiel du créateur numérique. Il y a quelque chose de vertigineux dans cette situation : l’acte créatif s’inscrit désormais dans un espace où les échelles d’audience peuvent varier de zéro à plusieurs millions sans préavis. Comment ne pas voir dans cette instabilité fondamentale une source d’angoisse nouvelle pour le sujet créateur ?

N’y aurait-il pas, dans le geste même d’écrire, de composer, de filmer ou de coder, une forme de résistance à l’ordre établi des flux ? Créer, c’est toujours, d’une certaine manière, interrompre momentanément la circulation pour proposer un détour, une bifurcation, une halte dans le mouvement perpétuel des données. Le provider impose une pause, un temps d’arrêt dans l’accélération généralisée. Son acte est politique en ce qu’il affirme la possibilité d’un rythme différent, d’une temporalité alternative à celle de la consommation immédiate.

Les réseaux sociaux contemporains, avec leurs architectures conçues pour maximiser l’engagement et la rétention d’attention, favorisent-ils structurellement l’émergence de contenus originaux ou leur simple circulation ? L’observation des pratiques révèle une asymétrie fondamentale : la création demande un investissement temporel et cognitif bien supérieur à celui requis pour le simple partage. Cette économie différentielle de l’effort explique en partie la prévalence croissante des activités de transmission sur celles de création. Le système, dans sa configuration actuelle, privilégie naturellement ce qui circule rapidement sur ce qui se construit lentement.

Cette asymétrie structurelle se reflète dans les régimes d’attention contemporains : l’instant prime sur la durée, la surprise sur l’approfondissement, la réaction sur la réflexion. La viralité, cette métaphore biologique appliquée aux contenus numériques, illustre parfaitement cette valorisation de la propagation rapide au détriment de l’élaboration lente. Un contenu viral n’est pas nécessairement un contenu substantiel – il est avant tout un contenu qui se transmet efficacement, qui s’adapte parfaitement aux conditions de sa propre dissémination.

Les implications de ce basculement sont considérables : si l’économie de l’attention privilégie systématiquement la circulation sur la création, comment garantir le renouvellement des idées, des formes, des récits ? La métaphore hydraulique des “flux” d’information masque une réalité plus inquiétante : sans sources nouvelles, les flux finissent par s’assécher ou par tourner en circuit fermé, recyclant indéfiniment les mêmes contenus. La figure du provider apparaît alors comme le gardien d’une certaine biodiversité informationnelle, celui qui maintient ouvertes les possibilités d’émergence du nouveau.

Cette tension entre transmission et création traverse l’ensemble de l’écosystème numérique contemporain. Elle s’inscrit dans une dialectique plus large entre reproduction et innovation, entre conservation et transformation. Les transmetteurs assurent la continuité, la diffusion, l’extension des idées existantes ; les providers introduisent les variations, les bifurcations, les mutations nécessaires à l’évolution du système. Ces deux fonctions, loin d’être antagonistes, sont complémentaires et mutuellement nécessaires : sans création, la transmission s’épuise ; sans transmission, la création reste sans effets.

Que devient alors l’auteur dans ce nouveau régime de circulation des signes ? Sa figure ne disparaît pas mais se transforme profondément. L’auctorialité contemporaine ne réside plus nécessairement dans la production ex nihilo, mais dans la capacité à configurer des agencements signifiants au sein du flux. L’auteur devient moins celui qui crée à partir de rien que celui qui sait extraire, combiner, transformer les matériaux circulants pour leur donner une forme singulière. Cette reconfiguration de la fonction auctoriale brouille les frontières traditionnelles entre original et copie, entre création et commentaire : même le transmetteur, dans l’acte apparemment simple du partage, exerce une forme minimale d’auctorialité par le choix de ce qu’il relaie et le contexte dans lequel il l’insère.

Ainsi se dessine, dans les méandres du réseau, une écologie complexe des rôles et des postures. Transmetteurs et providers ne constituent pas tant des catégories étanches que les pôles d’un continuum sur lequel chaque utilisateur se positionne de façon fluide et changeante. Le même individu peut, selon les moments et les contextes, adopter l’une ou l’autre de ces postures, naviguer entre différents degrés d’engagement créatif. Cette fluidité des positions reflète la plasticité même des identités numériques, leur capacité à se reconfigurer en fonction des environnements traversés.

Quelle direction prendra cette tension constitutive des flux numériques ? Assisterons-nous à un renforcement de la fonction de transmission au détriment de la création originale, ou verrons-nous émerger de nouvelles formes d’équilibre entre ces deux modalités d’existence en ligne ? La question reste ouverte, suspendue aux évolutions techniques, économiques et sociales qui façonneront l’avenir du réseau. Une chose demeure certaine : c’est dans cette oscillation permanente entre reproduction et innovation, entre circulation et création, que se joue le devenir de notre culture numérique.