“Tu me manques”
Elle se lève. Elle se rapproche. Je l’ai connu. Elle ne se souviendra pas de moi. Mon image s’effacera, les marques de mon corps, de son corps aussi sur moi. Chaque instant sera perdu. Quelle est cette distance? Quelle était cette proximité? Quelle sera-t-elle? Que deviendrons-nous, chacun de notre côté et dans cet ensemble qui fait défaut. “Tu me manques” signale cette ambivalence amoureuse, entre la séparation et la rencontre. L’instant brutal et inimaginable de la séparation qu’on porte des mois, des années, dont finalement on ne se sépare jamais, car on ne finit jamais avec rien, et cet avenir, inimaginable, de cette personne qu’on ne connaît pas encore et qui existe déjà. J’ai souvent imaginé cette femme que je ne connaissais pas et qui avait une vie, une intensité, traversée de foudres et de rires. J’aimais cette autre distance, une distance rapprochante (sans être familière) comme j’aime, mais d’une autre façon, à cause sans doute d’une fidélité à la blessure, à la ténacité de ce qu’on ressent, l’éclair de ce qui sépare, puisque cet éclair ne m’a pas encore tué. Il y a bien sûr la souffrance, mais quelque chose de vivant, de sensible, d’enfin humain s’y révèle. C’est le moment ou on ne cesse d’en parler, de se confier à ses amis, parfois à des inconnus, comme si la seule façon pour que tout ne se perde pas était de se remémorer chaque souvenir, chaque image, chaque regard. C’est que le corps sent déjà que tout cela lui échappe et il veut y tenir par cette parole folle. On nous écoute un peu par compassion, un peu par habitude. Au fil des semaines l’intérêt décroît parce que comme on dit “chacun à ses problèmes” et qu’il y a là tant de souffrances, tant d’affect sans frein, que cela en devient intenable. On survit, on s’échappe à son tour, sans oublier on oublie tout de même, l’impact trop fort, la voix suffoquée, le désir sans peau. On revient à la vie sans même s’en apercevoir. Pourquoi était-elle si importante? Pourquoi cette blessure? On s’était effondré. Mais on est pas dupe, on ne veut pas en revenir, en tout cas pas totalement. On refuse la guérison naïve. On ne veut que la grande santé qui se rappellera chaque jour combien l’intensité nous avait brisé. On ne veut pas abandonner ce sentiment et cette mémoire. On veut la garder proche de soi, au moment même ou on ne risque plus vraiment sa vie, à ce moment ou ça redevient vivable. Cette ténacité là, est toute proche de l’amant délaissé qui la nuit se souvient d’une femme qu’il ne connaît pas, mais dont il devine, peut être dans un autre pays, la présence. Elle existe sans lui. Absolument et il faudra respecter le secret de cette distance, quand il la rencontrera, quand il effleurera ses lèvres et sera en elle. Il faudra éviter la domestication. Savoir qu’elle est, absolument, sans lui même quand elle est avec lui.