La production du monde

Nous apprenons un peu plus chaque jour par des articles scientifiques et d’actualité que le changement climatique pourrait non seulement provoquer l’effondrement de la logistique et de la société telle que nous la connaissons, mais encore remettre en cause la possibilité même de la continuation de l’espèce humaine et peut-être même des espèces vivantes en général.

Devant cet horizon qui serait une minéralisation complète de la Terre, nous ressentons un vertige pensant la fin de la pensée, et des impressions contradictoires. D’un côté, le désir d’agir et de modifier le fonctionnement et l’organisation d’une société qui depuis fort longtemps ne nous convenait pas. De l’autre, le sentiment qu’il est déjà trop tard et que les boucles de rétroaction dans le climat sont déjà à l’œuvre. Nous pouvons penser aussi que les changements à effectuer seraient si importants et exiger une telle coordination centralisée, qu’il est fort peu probable que nous puissions y arriver à temps.

Par ces sentiments peut-être n’arrivons nous pas à penser assez loin et à nous questionner sur l’influence impaire entre l’anthropocène et notre conception du monde en tant que monde : notre influence du monde comme généalogie, et ce monde maintenant transformé voyant émerger une nouvelle manière de le concevoir, de l’envisager, de le penser.

Il est aussi possible que dans le même moment, nous ne parvenions pas voir de manière matérielle l’intrication entre l’organisation de la production industrielle, les sentiments consuméristes qui y sont liés et notre conception ontique dans ses différentes surdéterminations historiques. Car s’il est sans doute très important d’agir, il semble tout aussi vital de comprendre comment nous en sommes arrivés là pour des raisons qui ne sont pas seulement pratiques, mais aussi idéologiques. Ceci, c’est-à-dire cette compréhension du nœud entre la matérialité et l’idéologie, est d’autant plus important que si nous nous comprenions pas la surdétermination de notre idéologie sur un plan historique, nous risquerions alors sans aucun doute de reproduire dans les solutions certains mécanismes anciens qui répèteraient les problèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés.

L’un des exemples de cette répétition c’est bien évidemment l’information suivant laquelle la voiture électrique serait tout aussi polluante, ou même plus polluante, qu’une voiture diesel. Il ne s’agit pas seulement d’une question d’ordre technique et pratique où il suffirait de changer d’énergie pour pouvoir continuer comme avant. Il faut réfléchir sur un plan ontologique à ce que signifie de vouloir rouler dans un véhicule tel qu’une voiture et peut-être que nous trouverons dans la signification de cette idéologie un certain usage du monde ou une certaine occupation du monde qui, quelles que soient les technologies que nous utiliserons, auront un impact désastreux sur nos conditions de survie.

Ce nœud entre l’idéologie et la matérialité peut être analysé du point de vue des conditions contemporaines de la production industrielle. Car peut-être est-ce un point qui n’a pas été suffisamment analysé que de savoir ce que fait notre conception du monde au mode de production, de consommation et de désir et ce que ces différents modes font à notre conception ontologique.

Qu’est-ce qu’en fin de compte la production industrielle ? Il s’agit de produire beaucoup d’objets identiques afin d’obtenir une économie d’échelle. D’un point de vue conceptuel, nous pourrions proposer de rapprocher cela du platonisme. En effet, il y a un seul objet, c’est le modèle ou le moule ou la forme idéale, et un très grand nombre de reproductions, ce sont les simulacres. Si ce mode de production nous semble anodin, tant il s’est mondialisé, il faut faire l’effort de le rendre à nouveau étrange et de voir combien un monde s’ouvre lorsque toujours le même objet est produit. Entre la technique artisanale et la technique industrielle, un fossé s’ouvre. Le monde de l’artisanat c’est le monde de l’infinie différence, chaque objet est singulier et donc par là même irremplaçable. Perdre un objet c’est perdre un objet en particulier.dans le monde industriel, chaque objet est remplaçable par un autre parce que l’objet existe sur deux plans : le premier plan c’est le plan du moule ou du modèle, c’est le plan platonicien, le deuxième plan, c’est le plan de l’objet injecté, c’est-à-dire de l’objet produit qui n’est pas vraiment lui-même, qui est ailleurs : dans son moule. On a là l’une des explications possibles de l’obsolescence et de la tendance quasiment naturelle que nous avons à vouloir remplacer quelque chose par autre chose selon un cycle qui n’est pas acceptable pour l’environnement.

Ce mode de fonctionnement de la production industrielle doit être également analysé du point de vue de l’hylémorphisme, c’est-à-dire de la relation entre la forme et la matière. Car ce double objet, l’objet Moule et l’objet injecté, fait que la forme et la matière se subdivisent en deux et que cette subdivision a pour effet que l’objet réel que nous utilisons et que nous manions quotidiennement, l’objet injecté donc, n’existe pas vraiment. Il est d’une certaine façon matériel, mais irréel. C’est pourquoi nous pouvons et nous devons en changer de manière constante. Nous ne sommes jamais satisfaits parce que nous n’avons jamais accès à la matière, seulement à une matière formée et répétée.

Notre conception du monde, hérité et produit par la production industrielle, n’est donc pas convergente avec les conditions réelles de l’environnement. Tout se passe comme si nous avions créé une idéologie de la relation entre la matière et la forme qui niait la matière au profit de la forme.

Un nouveau tableau de la production anthropologique commence à se dessiner devant nos yeux. Nous sortons de la terre des matériaux et nous les transformons pour pouvoir les utiliser pendant un laps de temps très court alors qu’ils sont le résultat d’une production qui appartient à une autre dimension de temps. Nous transformons cette matière pour lui donner une certaine forme et la nature même de cette matière change parce que nous la changeons très concrètement d’endroit : nous la déplaçons. Nous la faisons passer d’un endroit à un autre, déplacement qui a comme conséquence que cette matière qui, originellement est terrestre, devient toxique pour l’environnement. Nous extrayons du pétrole, nous le transformons en plastique que nous jetons dans l’océan. C’est là un phénomène très étonnant que de voir que la transformation industrielle fondée sur l’idéologie d’un primat de la forme sur la matière transforme celle dernière en quelque chose qu’elle n’était pas, destructrice, mais qui le devient.

On peut s’interroger pour savoir quelles sont les racines de cette transformation meurtrière. Sans doute faudrait-il voir quelle est notre conception du monde c’est-à-dire la manière dont nous envisageons ce qui est de telle façon que nous apportons une transformation qui est une auto négation. Il ne faudrait pas pour autant transformer ce discours en une culpabilité anthropologique généralisée, car nous savons bien que l’impact sur l’environnement n’est pas le fait de tous les êtres humains, mais se concentre dans certaines catégories sociales.il ne faudrait pas par ailleurs naturaliser cette tendance ontologique de l’être humain comme quelque chose contre laquelle nous ne pourrions rien faire. C’est une production culturelle, c’est une représentation, c’est donc quelque chose qui a été construit et qui peut être déconstruit. C’est aussi sans doute quelque chose qui n’est pas homogène c’est-à-dire qu’il existe simultanément une tension entre la construction du monde, comme privilège donné à la forme contre la matière, et une autre tendance de déconstruction où c’est la matière qui prend le dessus. C’est en comprenant profondément cette ambivalence, que je n’ose pas nommer une dialectique, entre la forme et la matière que nous pourrons peut-être, en dialogue avec notre tradition historique : ouvrir la possibilité d’un monde qui ne rentrerait pas en contradiction avec ses différentes organisations matérielles.