Le paysan, le chercheur et le croyant — Poush, Aubervilliers


Artists: Mircea Cantor, Grégory Chatonsky, Gaëlle Choisne, Antonin Detemple, Sara Favriau, Anne-Charlotte Finel, Daniele Genadry, Cyrielle Gulacsy, Angelika Markul, Eva Nielsen, Mateo Revillo, Pia Rondé & Fabien Saleil, Edgar Sarin, u2p050, Marie de Villepin, Jesse Wallace, Wiktoria
Curator: Yvannoé Kruger

Le rêve des plantes (2022)

Dans un monde au bord de l’extinction, Le rêve des plantes imagine un écosystème entre la technique et la nature en l’absence de l’espèce humaine, une zone grise et incertaine où la séparation entre ces deux empires ne serait plus opérante. Une imagination artificielle a générée une image que l’artiste a modélisé et matérialisé grâce à une imprimante 3d de grand format. Cette forme organique et monstrueuse, surréaliste, vient planter ses capteurs sensoriels dans un fragment de terre où des plantes sont en train de vivre et de mourir. Leur activité résiduelle vient influencer un réseau de neurones artificiels qui a été nourri de milliers de textes et d’images provenant des sciences naturelles. Une voix de synthèse génère le récit alternatif d’une autre science, d’une autre possibilité comme si la vie sur Terre avait suivi un autre chemin. Des photographies ont été également produites par une IA, mêlant le minéral et la technique, témoignant du temps géologique long dans lequel nous enfouissons nos déchets qui deviendront, dans quelques millénaires, nos dernières traces, les preuves de ce que nous avons été. Ces paysages n’ont jamais été photographiés, ils sont le produit de la synthèse des machines et de la manière dont elles métabolisent notre mémoire.

Avec le soutien de la Cité des Sciences et de l’Industrie et de l’Institut pour la Photographie de Lille dans le cadre de “Politiques de la Terre”

The dream of plants (2022)

In a world on the verge of extinction, Le rêve des plantes imagines an ecosystem between technology and nature in the absence of the human species, a grey and uncertain zone where the separation between these two empires would no longer be operative. An artificial imagination has generated an image that the artist has modeled and materialized with a large format 3d printer. This organic and monstrous form, surrealist, comes to plant its sensory sensors in a fragment of earth where plants are living and dying. Their residual activity influences a network of artificial neurons that has been fed with thousands of texts and images from the natural sciences. A synthesized voice generates the alternative narrative of another science, another possibility as if life on Earth had followed another path. Photographs were also produced by an AI, mixing mineral and technical, testifying to the long geological time in which we bury our waste that will become, in a few millennia, our last traces, the evidence of what we have been. These landscapes have never been photographed, they are the product of the synthesis of machines and the way they metabolize our memory.

With the support of the Cité des Sciences et de l’Industrie and the Institut pour la Photographie de Lille in the framework of “Politiques de la Terre”.

Ça commence comme une fable…
Une fable qui s’installe au coeur des paysages qui nous ont enfantés, que nous façonnons depuis des milliers d’années et qui à leur tour inscrivent leur trace en nous. Une fable où trois relations au monde se percutent et se complètent.
Une fable polyphonique, fragmentée, à même de restituer un peu de l’histoire primitive et contemporaine dont nous sommes les héritiers et dont il nous appartient d’imaginer les prochaines strophes pour tenter d’infléchir notre destin, prisonnier d’un refrain qui ne
tient plus.

Négocier avec le paysage
On retient que le loup de la fable a préféré la liberté d’aller et venir au confort et aux caresses. Mais ce que La Fontaine ne dit pas, c’est que le loup s’apprêtait aussi à subir une profonde métamorphose physique, au point de diverger parfois radicalement de son ancêtre et cousin. Ce que nous avons fait au loup en créant le chien, le blé l’a fait au chasseur-cueilleur en créant l’agriculteur. L’humain a domestiqué et créé le blé autant que le blé a domestiqué l’humain, l’obligeant à renoncer à sa vie nomade. Cette négociation avec une céréale aurait-elle dicté notre manière d’habiter le monde, de nous sédentariser, de bâtir des villes autour des greniers, modifiant notre physionomie, notre digestion, notre dentition, et jusqu’à nos microbiotes, désormais partie prenante de ce dialogue invisible ? Il y a une négociation tripartite entre l’humain, la céréale et la bactérie (une autre fable à venir…). Et il en va de même avec tout le reste du monde vivant et non vivant avec lesquels nous sommes en relation étroite et en dialogue perpétuel.

Des paysages à l’œuvre
Nous nous sommes le plus souvent comportés comme maîtres et possesseurs de la nature (I), imprimant sur le monde la marque de nos rêves les plus fous : organiser la logistique des flux, dévier les cours d’eau, creuser des routes à travers les montagnes, sculpter le vivant, cultiver et croiser des espèces pour les manger, les contempler ou les adorer. Si l’on a longtemps cru que l’humain était pétri par une entité divine, on sait aujourd’hui qu’il est en partie modelé par des forces insoupçonnables qui se sont exercées sur lui. Aux forces du hasard et de la nécessité (II) s’est ajoutée à notre insu la puissance transformatrice des paysages. Bien plus qu’un état de contemplation, bien plus qu’un réservoir de nourriture ou le grenier de nos matières premières, le monde inscrit le revers de nos actes au coeur de nos chairs et de nos esprits. L’envers des corps en témoigne. Les paysages sont à l’oeuvre en nous et les vivants négocient constamment avec leur environnement.

Entre chien et loup
Le face à face entre la nature sauvage et domptée nous le rappelle avec force.
Notre fable tente ici d’en déceler les rouages à partir d’oeuvres qui offrent ce corps à corps ininterrompu avec une Nature qui hausse désormais le ton et le niveau des mers.
Où en est-on ? Comment et avec qui doit-on négocier ? Où atterrir (III)?
Les penseurs et chercheurs nous questionnent, nous aiguillent, mais nous pensons qu’aux diagrammes et aux équations doivent s’ajouter des histoires incarnées dont les artistes ont le secret.
Une fable raconte avec une acuité prémonitoire ce que cette exposition tente de dire avec des œuvres. Dans Le loup et le chien (VI), La Fontaine rejoue, avec une intuition pré-darwinienne saisissante, ce moment de bifurcation où certains loups domestiqués s’apprêtent à devenir des chiens, ou à y renoncer. En particulier cet instant suspendu où il est encore temps pour le loup de ne pas rentrer dans ce processus de métamorphose : “En chemin, il vit le col du chien pelé”.
Notre époque n’est-elle pas à ce moment charnière où tout peut basculer ? On y voit des chiens qui veulent se ré-ensauvager et retourner à l’état de loup, des loups qui cèdent à la tentation de devenir chiens, des chiens qui ne cessent d’ajouter à leur col des laisses, et des loups indomptables qui revendiquent leur identité libre et sauvage.

Co-habiter le monde
C’est ce strabisme que cette exposition invite à embrasser pour regarder le monde. Voir à double sens. Apprendre à regarder, non pas en généraliste, mais à partir de trois relations, trois manières d’habiter le monde : en paysan, en chercheur, en croyant. Adopter une vue tridimensionnelle à laquelle chacun participe en cultivant, en révélant, en chantant la puissance des paysages et en modifiant les conditions d’habitabilité du monde.
Le paysan nous invite à un corps à corps avec les éléments. Il ne fantasme pas la nature mais négocie en permanence avec elle, invente et perfectionne des outils pour entrer en dialogue avec d’autres êtres, par la culture et l’élevage, car sa survie en dépend. Le chercheur cultive une vision hors-sol, à la fois distanciée et rapprochée. Il décortique, analyse, explore, décrit, conserve, anticipe. Enfin, le croyant est tenté de sacraliser la nature. Dans sa version antique et savante, il lui offre des parades, des chants, des pratiques vertueuses et un code implicite de réciprocité et de respect. Dans sa version contemporaine parfois caricaturale, il y projette le retour à un Eden fantasmé.

Vivre avec le trouble
Toutes ces manières d’être au monde portent en elles à la fois le remède et le poison.
Cette exposition propose de déjouer nos préjugés et d’amplifier nos points de vue, de les démultiplier pour s’approcher d’une vision tout à la fois plus nette et plus entremêlée, d’apprendre à embrasser nos relations fondamentalement enchevêtrées, de s’éloigner des modèles de pureté et de vérité absolue pour adopter tous les prismes possibles, et accepter enfin de vivre avec le trouble (V). Ces relations profondément intriquées avec le monde affleurent ici et nous invitent à cesser d’être au bord du monde ou en surplomb pour y entrer véritablement.

Les artistes murmurent les bribes de strophes à venir et nous guident dans cette fable multimillénaire.