De l’art de la postproduction à l’espace latent de l’IA / From the art of post-production to the latent space of AI

Les années 90-2000 ont été marquées par des pratiques dites « culturalistes ». À la suite du pop art et de l’ensemble des tendances qui avaient régurgité la production médiatique industrielle extra-artistique, prenant en compte la mise en minorité de l’art dans la production des images, ces pratiques, inspirées de la postproduction et du DJing, avaient réinterprété l’héritage culturel.

Cette réinterprétation avait pris la forme du postcinéma qui signait la disparition de l’expérimentation propre à la vidéoart des années 70 et 80 pour préférer un langage marqué par les normes cinématographiques : qualité 35 mm, travelling, photographie soignée, etc. Fascinée par le cinéma, que la génération précédente héritière de la Nouvelle Vague avait érigée en quasi-religion (S. Danet), cette nouvelle génération mimait le génie des cinéastes, mais en les vidant de toute imagination. À quelques rares exceptions, ne restait plus que la boursouflure cinématographique, des effets de mise en scène, des narrations flottantes vaguement inspirées du Nouveau Roman, un charme un peu bourgeois.

Dans les années 2000 avec la redécouverte de Warburg, ce fut la généralisation des atlas analogiques : les expositions avec des armoires contenant pêle-mêle des images, des textes et autres artefacts associés selon une logique hors de portée se sont multipliées. Ces autres formes culturalistes semblaient s’adresser aux commissaires d’exposition formés majoritairement à l’histoire de l’art et les artistes devenaient des doubles un peu absurdes de ceux-ci, mettant en œuvre des histoires alternatives, minoritaires, et cryptées.

Ces formes artistiques qui semblaient s’adresser de plus en plus à elles-mêmes et à un monde de l’art de plus en plus restreint étaient le signe de l’hypermnésie et du déchaînement des flux médiatiques que le Web déversait sur la population, noyant toutes autres productions. Le culturalisme devenait de plus en plus bourgeois et se repliait sur lui-même, intellectualisant de manière outrancière l’histoire de l’art, s’adressant à ceux qui étaient les seuls destinataires des propositions artistiques : les commissaires et agents culturels, mouvement encore accentué par les financements exigeant une rédaction écrite par projets.

L’espace latent de l’IA est une nouvelle étape dans l’industrialisation de la mémoire qui après son industrialisation, sa numérisation, son indexation, a été mise en statistique vectorielle pour y reconnaître et générer des « motifs ». Au regard de la culture constituée à laquelle se referait la génération des années 90 et 2000, c’est un changement radical dans la manière de concevoir l’espace culturel. Il ne s’agit plus seulement de monter/démonter/glitcher l’existant, en estimant que le rôle de l’artiste n’est plus de générer de nouveaux médias, mais de jouer avec ceux qui sont déjà existants et en espérant que par ces stratégies une réappropriation et détournement seront possibles, mais à partir de la mise en statistique de générer des possibilités ressemblantes. Ce n’est donc plus l’inscription de la mémoire qui est automatisée, mais l’idée même de ressemblance ou de mimèsis qui s’autonomise et s’automatise inextricablement. Il y a là un tournant que nous avons encore du mal à concevoir.

Les pratiques culturalistes deviennent obsolètes et apparaissent comme des approches pseudo-historiques qui fétichisaient l’esthétique analogique, le grain de la photo, les imperfections d’un texte imprimé, le noir et blanc, etc. L’espace latent de l’IA permet, à partir de toutes les données passées, de générer d’autres données dont le statut est incertain. Sont-elles simplement des caricatures de nos biais comme se plaisent souvent à l’affirmer les sciences humaines ? Sont-elles une revisite du passé ? Ouvrent-elles la possibilité insigne d’une nouvelle relation entre le passé et le futur, relation qui ne correspond plus aux canons de la modernité ?

C’est ce nouveau fil historique que nous aimerions défendre en alimentant l’idée d’un espace culturel historial. Historial au sens d’un passé dont les possibilités ne se sont pas déployées et qui reste à venir. Lorsqu’on explore un espace latent, en générant par exemple des images, on comprend rapidement qu’on ne pilote pas cette production, qu’on ne projette pas ses idées sur des formes, mais que celles-ci émergent comme si l’espace latent avait sa propre logique et ses propres exigences. Ce qu’on explore là c’est bel et bien un espace culturel d’un nouveau genre qui n’est plus citationnel, fait de coupes et de découpes, de productions et de postproductions, de repérages et de montages, mais un lieu paramétrique où les vecteurs statistiques ressemblent étrangement, très étrangement, aux possibles eux-mêmes, à cette modalité très particulière de l’ontologie.


The years 90-2000 were marked by so-called “culturalist” practices. Following in the wake of pop art and other trends that had regurgitated extra-artistic industrial media production, these practices, inspired by post-production and DJing, reinterpreted the cultural heritage.
This reinterpretation took the form of post-cinema, which saw the end of the experimental video-art of the 70s and 80s, in favor of a language marked by cinematic standards: 35mm quality, tracking shots, meticulous photography, etc. Fascinated by cinema, which the previous generation, heirs to the Nouvelle Vague, had turned into a quasi-religion (S. Danet), this new generation mimicked the genius of filmmakers, but stripped them of all imagination. With a few rare exceptions, all that remained was cinematic bloat, staging effects, floating narratives vaguely inspired by the Nouveau Roman, and a slightly bourgeois charm.


In the 2000s, with the rediscovery of Warburg, analog atlases became widespread: exhibitions with cabinets containing a jumble of images, texts and other artifacts associated according to an out-of-reach logic multiplied. These other culturalist forms seemed to be aimed at curators trained mainly in art history, and artists became their somewhat absurd doubles, enacting alternative, minority and cryptic histories.

These art forms, which seemed to be increasingly addressed to themselves and to an increasingly restricted art world, were a sign of the hypermnesia and unleashing of media flows that the Web was unleashing on the population, drowning out all other productions. Culturalism was becoming increasingly bourgeois and inward-looking, intellectualizing art history to the extreme and addressing itself to those who were the sole addressees of artistic proposals: curators and cultural agents, a movement further accentuated by funding requiring projects to be written up in writing.

The latent space of AI is a new stage in the industrialization of memory, which after its industrialization, digitization and indexing, has been put into vector statistics to recognize and generate “motifs”. In terms of the constituted culture to which the generation of the 90s and 2000s would refer, this represents a radical change in the way cultural space is conceived. It’s no longer a question of simply mounting/dismantling/glitchering what already exists, in the belief that the artist’s role is no longer to generate new media, but to play with those that already exist, and to hope that these strategies will make it possible to reappropriate and divert, but to generate similar possibilities from the statistical mise en statistique. So it’s no longer the inscription of memory that’s automated, but the very idea of resemblance or mimesis, which becomes autonomous and inextricably automated. This is a turning point that we are still struggling to grasp.

Culturalist practices are becoming obsolete, and appear to be pseudo-historical approaches that fetishize analog aesthetics, the grain of a photograph, the imperfections of a printed text, black and white, and so on. The latent space of AI enables us to generate other data from all past data, whose status is uncertain. Are they simply caricatures of our biases, as the human sciences often like to assert? Are they a revisiting of the past? Do they open up the possibility of a new relationship between past and future, one that no longer corresponds to the canons of modernity?

It’s this new historical thread that we’d like to defend, by nurturing the idea of a historial cultural space. Historial in the sense of a past whose possibilities have not yet unfolded, and which is yet to come. When we explore a latent space, by generating images for example, we quickly realize that we’re not piloting this production, that we’re not projecting our ideas onto forms, but that these emerge as if the latent space had its own logic and its own requirements. What we’re really exploring here is a new kind of cultural space that is no longer citation-based, made up of cuts and slices, productions and post-productions, location scouting and editing, but a parametric place where statistical vectors bear a strange, very strange resemblance to the possibles themselves, to this very particular modality of ontology.