Une place laissée vide

Configurer un vide plutôt que le combler. Ménager des distances plutôt que les parcourir. Cette invitation à préserver l’espacement, à résister à la tentation de la saturation, n’ouvre-t-elle pas une voie paradoxale vers une plénitude d’un autre ordre? Ressentir que le néant n’est pas le rien, que le vide ouvre une disponibilité et une contingence. Le vide n’est pas simple absence, défaut à combler, mais condition positive d’émergence, espace où peuvent se déployer les possibles.

Un monde plein est immobile, chaque chose se presse sur une autre, il n’y a aucun frottement et aucune différence. Dans cette compacité absolue, toute mobilité devient impossible, tout devenir s’arrête. Le monde du plein est identique à lui-même et paradoxalement il n’est rien. Nécessité sans significativité. Étrange équivalence entre le trop-plein et le rien: l’excès de présence aboutit au même point que l’absence totale – à l’impossibilité du sens qui naît précisément des écarts, des intervalles, des différences d’intensité.

Les lacunes constituent une lagune, c’est-à-dire un esplacement, territoire intermédiaire. Cette métaphore géographique est éloquente: la lagune, ni tout à fait terre ni tout à fait mer, zone d’échange et de mélange, devient l’image de cet entre-deux fécond où peut s’élaborer une expérience authentique. Et c’est pourquoi il s’agit moins de sauvegarder la finitude kantienne que témoigner d’une altérité absolue de tout à tout. De l’autre à soi, de soi à l’autre et de soi à soi. L’altérité n’est plus simplement ce qui limite le moi, mais ce qui traverse et constitue toute relation, y compris la relation à soi-même.

Les appels au sens en art sont les mots d’ordre de la communication qui en comblant les trous ensevelissent la possibilité même de la perception. Ces injonctions à la signification, à l’interprétation immédiate, ne font-elles pas violence à l’expérience esthétique en la soumettant à l’impératif de la transparence? Ces appels sont aussi ceux de l’immersion, de la totalisation, de l’expérience viscérale et entière. Ils oublient le manque originaire. Ils oublient le silence de ce monde sans nous, cette extériorité radicale qui précède et excède toute tentative d’appropriation humaine.