Phidias et la découpe des flux

Lorsque nous parcourons la grande salle dédiée à Phidias au British Museum, nous faisons subitement l’expérience des flux antiques dans leur apogée formelle et réaliste. Il est non seulement question des flux tels qu’ils se présentent habituellement à nous dans la quotidienneté phénoménologique : les cheveux, les vêtements, les corps humains poussés et repoussées, envahis et emportés par l’animalité ambigue des centaures, selon cette logique duplice que nous avons détectés précédemment du mouvement à l’arrêt. Mais des questions liées à l’usage du support et de la technique comme tels sont aussi abordées par les passages entre la surface plane et le volume propre à le bas-relief et entre le dessin et la sculpture dans l’historicité même de l’art antique.

Comment saisir cette oscillation perpétuelle entre l’immobilité de la pierre et le mouvement qu’elle suggère ? La matière figée dans le temps devient paradoxalement le véhicule même du flux : empreinte d’un geste ancien désormais suspendu dans l’éternité du marbre. Le bas-relief nous place face à cette tension constitutive où l’arrêt n’est jamais absence de mouvement mais sa concentration la plus intense. N’est-ce pas là le secret de cette fascination qu’exercent sur nous ces fragments venus d’ailleurs, témoins silencieux d’une temporalité autre que la nôtre ? Leur présence massive et pourtant éthérée nous confronte à l’énigme fondamentale de toute représentation : comment l’immobile peut-il contenir le mouvement sans le trahir ?

Chaque passage est une dialectique, c’est-à-dire qu’il n’est jamais résolu, intégré, continu. Il y a en lui aussi de l’arrêt, le flux est barrage. Les formes émergent du fond, elles y entrent aussi parfois, la surface soutient les corps, et cette émergence alternée est elle-même une fluxiologie tant elle est travaillée simultanément de face et de profil selon le plan régulier d’une découpe d’un volume irrégulier, le corps.

Cette relation entre surgissement et retrait, entre apparition et disparition, constitue le rythme même de notre perception. Le regard glisse sur la surface, puis s’arrête, saisi par un détail qui l’absorbe entièrement : une torsion musculaire, l’ondulation d’un drapé, la tension d’un visage. Puis il reprend sa course, emporté par la composition d’ensemble, par ce flux narratif qui anime la frise dans sa totalité. L’expérience esthétique se déploie ainsi dans une temporalité paradoxale, où l’instant et la durée se confondent, où le mouvement arrêté contient en lui-même tous les mouvements possibles. La pierre, dans sa matérialité même, devient le lieu d’une métamorphose perpétuelle : solide et pourtant fluide, stable et pourtant mouvante, déterminée et pourtant infiniment ouverte à l’interprétation du regard qui la parcourt.

Cette frise représente l’apogée de l’art grecque, il appartient par là même a une histoire de la représentation des flux aquatiques et organiques qui est passée progressivement de la gravure, c’est-a-dire de l’inscription d’un dessin sur une surface, a un volume pathétique, sortant et revenant dans la surface-matière. Ce passage dialectique est un miracle tant sa subtilité esthétique est forte chez Phidias : les veines sur les cuisses des chevaux ne sont pas des lignes mais s’accordent et suivent la forme, la surface, sur laquelle elles s’inscrivent, et cet accord répond dans une mesure exacte à la fonction même de la veine qui est le produit d’un effort et d’un mouvement, d’une palpitation, d’un influx.

La perfection technique atteinte ici n’est pas démonstration virtuose mais nécessité profonde : révélation d’une vérité organique qui transcende la simple imitation. Les veines sculptées ne sont plus représentation mais incarnation du principe vital lui-même. Elles pulsent sous nos yeux, non comme des simulacres, mais comme des manifestations sensibles d’une force invisible qui parcourt l’ensemble de l’œuvre. L’œil qui les suit remonte à la source même du mouvement, à cette énergie primordiale qui anime toutes choses. Ce que Phidias nous donne à voir, ce n’est pas seulement le corps dans sa matérialité, mais le souffle qui l’habite, cette respiration cosmique qui relie l’animal à l’humain, l’humain au divin, dans un continuum ininterrompu de forces et de formes.

La pierre, sous le ciseau de l’artiste, devient ainsi le médium d’une véritable ontologie : les veines du cheval nous parlent de l’être même, de cette circulation perpétuelle qui constitue l’essence de toute vie. Chaque détail anatomique, loin d’être simple ornement réaliste, participe d’une vision cohérente où le microcosme reflète le macrocosme, où la partie contient le tout. Dans ce réseau complexe de correspondances, le flux n’est plus seulement phénomène physique, mais principe métaphysique.

C’est a ce point précis et infime, sur la veine de ce cheval de Séléné, que se joue toute l’histoire de l’art : la conjonction entre le phénomène et le formel, c’est-a-dire le pathos. Ce n’est pas un cheval, mais ça machine comme un cheval.

Cette formulation paradoxale nous place au cœur du mystère esthétique : l’œuvre d’art n’est ni pure imitation ni pure invention, mais tension créatrice entre ces deux pôles. Dans cet espace intermédiaire, le cheval de pierre devient plus réel que nature, précisément parce qu’il n’est pas soumis aux contingences du vivant. Sa réalité est d’un autre ordre : elle participe de l’idéal sans renoncer au sensible, elle incarne l’universel dans le particulier. Le génie de Phidias réside dans cette capacité à faire vibrer la matière inerte, à lui insuffler non pas une vie illusoire, mais une présence irréductible qui défie le temps. Cette présence n’est pas simple apparence : elle est manifestation d’une vérité plus profonde que celle du réel quotidien, révélation d’une essence que seul l’art peut saisir et communiquer.

Il y a deux autres points à soulever. Le premier concerne la mise en série des chevaux et des êtres humains. Le bas-relief devient une chronophotographie dans la pierre dans laquelle la forme s’individue : différence dans la répétition. C’est aussi là une forme pathétique du flux puisque les tourbillons semblent en même temps être identiques et en même temps être uniques selon un paradoxe que l’art n’aura de cesse, durant son histoire, de réinterroger par la mise en série.

Cette dimension sérielle nous confronte à l’énigme du temps lui-même : comment penser la continuité dans le changement, l’identité dans la différence ? Le cortège sculpté déploie sous nos yeux une temporalité complexe, où chaque figure est à la fois moment d’un récit et totalité autonome. Les corps se succèdent, se répondent, créent une mélodie visuelle où la répétition n’est jamais redondance mais variation subtile, modulation infinie d’un thème fondamental. Ainsi, le flux narratif se décompose en instants discrets tout en préservant son unité profonde : dialectique du continu et du discontinu qui renvoie à notre propre expérience du temps, à cette succession d’instants qui constitue la trame même de notre conscience.

La procession devient alors métaphore de la condition humaine elle-même, de ce mouvement perpétuel qui nous porte vers l’avant tout en nous ramenant cycliquement aux mêmes points. Dans cette temporalité circulaire, propre au mythe comme à l’art, chaque instant contient tous les autres, chaque geste répète et transforme tous les gestes antérieurs. L’éternel retour n’est pas simple répétition mécanique mais renaissance perpétuelle, création continue où le même devient autre sans cesser d’être lui-même.

Le second point est la transformation de la frise au cours du temps, non seulement découpée mais aussi abîmée. Lorsque nous l’observons, lorsque nous en faisons l’expérience cet accident n’est pas accidentel, il fait parti de l’œuvre dans son état actuel et donc dans notre perception présente en tant qu’elle nous arrive. Ces accidents sont des perturbations qui répondent à la coupe de la surface, les coupes étant franches le plus souvent. Mais plus encore ces micro-destructions agitent la sculpture de flots incessants comme si la pierre était agitée de glitches, de brouillages télévisuels. L’accident ne détruit pas la grande œuvre, c’est l’œuvre qui en tire parti que ce soit dans ce bas-relief ou dans le Grand Verre de Marcel Duchamp. Miracle du temps et du devenir par lesquels tout arrive et rien n’arrive, mouvement à l’arrêt des phénomènes laissant des traces sur des matières et qui perturbe toute identité hylémorphique entre la forme et la matière.

L’œuvre mutilée nous place ainsi face à une autre forme de flux : celui du temps qui érode, transforme, reconfigure sans cesse ce que les hommes ont créé. Ces blessures de la pierre ne sont pas simple perte ou dégradation : elles inscrivent l’artefact dans une temporalité plus vaste, elles lui confèrent une dimension tragique qui accroît encore sa puissance expressive. Car ce qui nous émeut, dans ces fragments arrachés au passé, c’est précisément leur fragilité, leur vulnérabilité face aux forces de l’histoire. Leur beauté n’est pas amoindrie mais intensifiée par ces marques du temps : elles témoignent d’une résistance, d’une persistance qui défie l’entropie universelle.

Ainsi, la ruine devient-elle plus éloquente que l’œuvre intacte : elle nous parle non seulement de ce qu’elle fut, mais de tout ce qu’elle a traversé pour parvenir jusqu’à nous. Ces accidents de l’histoire introduisent dans la forme classique un élément d’indétermination, d’ouverture qui la rend paradoxalement plus vivante. L’œuvre n’est plus objet figé dans sa perfection originelle, mais processus en devenir, dialogue ininterrompu entre création humaine et forces naturelles. Elle nous rappelle que toute forme est provisoire, que tout ordre est précaire, que la beauté la plus durable est celle qui accepte sa propre finitude.

Cette dialectique du permanent et de l’éphémère trouve son expression la plus saisissante dans ces figures de marbre qui semblent à la fois immuables et perpétuellement changeantes : monuments à la permanence de l’art et témoins de sa vulnérabilité essentielle. En contemplant ces fragments, nous faisons l’expérience d’un temps stratifié où passé et présent coexistent, où l’ancien et le nouveau se fécondent mutuellement. La frise n’est plus seulement objet archéologique mais œuvre vivante, contemporaine de tous les temps, offerte à un regard qui la réinvente sans cesse dans l’acte même de la contempler.