Un personnage sans histoire

Personnages sans Guérison : Une Esthétique de la Solitude

Dans la fiction sans narration (FsN), les personnages n’ont pas la même fonction que dans le récit classique. Avec celui-ci, le personnage était une surface de projection et de rétrojection qui permettait, par identification, la guérison du spectateur, c’est-à-dire une certaine résolution après un sentiment conflictuel. La fiction garantissait alors le retour du spectateur vers lui-même, son adéquation à lui-même et l’expérience d’étrangeté était résolue avant qu’il ne sorte de la salle. Non pas que nous nous confondions avec le ou les personnages, mais parce que nous devions faire usage d’empathie, tant d’un point de vue sentimental que technique (parce qu’il faut faire un effort pour se rapprocher d’un médium quelconque). Ce rapprochement, accueilli dans la lacune, permettait d’accrocher la fiction et la vie, la vie au sens d’un sentiment vague de l’existence qui traîne d’événement en événement, comme un destin qui est un mélange d’expériences personnelles et de clichés sociaux : la déception humaine, amoureuse ou sentimentale, la mort d’autrui, la trahison, le désir inassouvi et tant d’autres.

Le personnage classique n’exerce-t-il pas une fonction thérapeutique ? Sa trajectoire narrative, ses épreuves, sa transformation finale offrent au spectateur un parcours émotionnel complet, une catharsis qui permet de vivre par procuration des conflits, puis leur résolution. Le personnage est ce miroir déformant qui nous renvoie nos propres angoisses, mais sous une forme maîtrisable, esthétisée, finalisée. Il souffre pour nous, il résout pour nous, il guérit pour nous. La fiction narrative traditionnelle devient ainsi cette étrange machine à réconciliation : elle nous désarrime temporairement de nous-mêmes pour mieux nous y ramener, transformés mais intacts, éprouvés mais soulagés.

Cette mécanique identificatoire repose sur une économie temporelle précise : le temps limité du récit, son orientation téléologique, sa promesse d’une fin qui donnera sens à l’ensemble. C’est parce que nous savons que le personnage atteindra un terme (heureux ou malheureux, peu importe, mais un terme) que nous acceptons de synchroniser notre temporalité affective avec la sienne, de régler notre respiration émotionnelle sur le rythme de ses aventures.

Cette identification est devenue impossible avec la FsN. Du fait du caractère interminable de ce type de fiction, on ne peut pas synchroniser l’évolution d’un personnage dans une fiction et notre propre évolution macroscopique dans la vie, microscopique dans le sentiment esthétique. Il y a une disproportion temporelle entre le temps effectivement passé devant la fiction et le temps possible de la fiction, un décrochage donc entre le sujet et l’objet. Cette infinitude de la FsN est aussi une infinitude du langage, les paroles ne cessent jamais, et de l’action qui est sans perspective de terminaison. La tension ne se résout alors jamais. L’identification suppose un arrêt, une fin nécessaire qui permet, au fil du récit, de palpiter à la mesure de l’évolution du personnage. Avec la FsN, les personnages eux-mêmes ne guérissent jamais. Ils sont sans solution, et c’est du fait de cette proximité avec l’existence empirique, car de quoi guérit-on jamais?, que la projection devient difficile si ce n’est impossible. La persistance est sans fin.

Comment s’identifier à ce qui ne finit jamais ? Comment régler notre respiration sur un souffle sans terme ? Les personnages de la FsN nous échappent précisément parce qu’ils ne sont pas orientés vers une résolution, ils existent dans un présent perpétuel, dans une durée sans horizon. Ils ne nous promettent aucune guérison parce qu’eux-mêmes n’en connaîtront jamais. Leur condition rejoint alors étrangement celle de notre existence empirique : car que sommes-nous sinon des êtres sans solution définitive, des consciences en perpétuelle tension, des désirs jamais pleinement satisfaits ?

La FsN opère ainsi ce paradoxe : en rendant les personnages plus proches de notre condition existentielle véritable (sans dénouement, sans résolution finale), elle les rend paradoxalement moins propices à l’identification. Car ce que nous cherchons dans l’identification traditionnelle, c’est précisément ce que la vie nous refuse : une clôture, un sens, une totalité. Les personnages de la FsN nous renvoient trop fidèlement l’image de notre propre errance, de notre propre absence de solution définitive. Ils nous privent de cette consolation fictionnelle que nous offrait le récit classique.

Quelle est alors notre relation à de tels personnages ? Est-elle encore esthétique ? N’est-elle pas teintée d’une certaine indifférence ? Ceci ne fait aucun doute, mais cette indifférence est toute proche que celle que nous ressentons dans l’existence quotidienne face à des anonymes que nous croisons par exemple dans les rues d’une ville. Or c’est celle-ci qui rend possible un rapprochement, cette autre suspension, cet autre arrêt, cet incident. Les personnages de la FsN nous restent étrangers. Peut être nous intéresserons-nous seulement à eux le temps de l’exposition de leur existence. Peut être les abandonnerons-nous ensuite à leurs problèmes, puisque ceux-ci ne finissent jamais. Mais dans ce retrait, dans cette platitude humaine quelque chose peut encore nous toucher : l’indéfinissable proximité qui elle n’est pas fondée sur la représentation, la projection et l’identification, c’est-à-dire sur une théorie du modèle à laquelle nous avait habitué la fiction avec narration.

Cette indifférence n’est-elle pas la condition d’une relation plus authentique, moins illusoire ? Les personnages de la FsN ne sont pas des modèles idéalisés à imiter, des surfaces de projection pour nos désirs de résolution, mais des présences étrangères qui croisent momentanément notre chemin. Nous les rencontrons comme nous rencontrons les anonymes dans la foule urbaine : sans attente préalable, sans promesse de révélation, dans une contingence radicale. Cette rencontre ne nous promet pas une réconciliation avec nous-mêmes, elle nous expose au contraire à l’altérité irréductible de l’autre, à son existence qui se poursuit au-delà de notre regard, à ses problèmes qui ne seront jamais les nôtres.

Ce mode relationnel n’est-il pas finalement plus proche de notre expérience quotidienne du monde social ? Nous ne vivons pas entourés de personnages narratifs dont la vie serait orientée vers une résolution qui donnerait sens à la nôtre, mais d’êtres singuliers que nous ne faisons que croiser, avec lesquels nous partageons brièvement un espace-temps avant de poursuivre nos trajectoires séparées. La FsN reproduit cette contingence des rencontres, cette indifférence fondamentale qui est aussi la condition de toute attention véritable à l’autre.

Ils sont seuls et nous sommes seuls. Cette solitude des objets et des sujets n’est bien sûr pas semblable, mais c’est la réflexion de cette solitude qui permet dans un redoublement qui diffère la production d’une esthétique, c’est-à-dire d’un rapport de ce qui est sans rapport. Etre mis en relation avec ce qui est sans relation, telle pourrait être une des perspectives de l’art.

N’est-ce pas là que se joue la puissance propre de la FsN ? Non plus dans l’identification consolatrice, dans la fusion illusoire avec un personnage qui souffrirait et guérirait pour nous, mais dans cette mise en relation paradoxale avec ce qui demeure fondamentalement sans relation. Les personnages de la FsN nous confrontent à une solitude qui répond à la nôtre sans la combler, à une étrangeté qui fait écho à notre propre étrangeté sans la résoudre. Ils ne nous offrent pas la promesse d’une réconciliation, d’un retour apaisé à nous-mêmes, mais l’expérience d’une proximité distante, d’une intimité sans fusion.

Cette esthétique de la solitude n’est pas une esthétique du désespoir. Elle est plutôt une invitation à faire l’expérience d’un rapport au monde et aux autres qui ne serait plus fondé sur l’illusion d’une résolution finale, d’une synthèse harmonieuse, mais sur l’acceptation de l’écart irréductible qui nous sépare d’autrui comme de nous-mêmes. Les personnages de la FsN, dans leur persistance sans fin, dans leur refus de la guérison narrative, nous rappellent peut-être simplement cette vérité que le récit classique s’efforçait de nous faire oublier : que nous sommes des êtres de passage, des existences sans solution définitive, des solitudes en relation.

L’art, dans cette perspective, ne serait plus cet espace de réconciliation imaginaire, cette machine à produire du sens et de la clôture, mais ce lieu paradoxal où s’expérimente une relation à ce qui demeure sans relation, où se vit une proximité qui n’abolit pas la distance. La FsN, en renonçant à la guérison narrative, nous invite peut-être à une expérience esthétique plus proche de notre condition existentielle véritable : celle d’êtres fondamentalement inachevés, pris dans des relations toujours partielles, exposés à des rencontres contingentes avec d’autres solitudes.