La résistance passive

Sur le réseau nous filons de site en site à la recherche de quelque chose. Cette chose est indéterminée et du fait de cette indétermination elle provoque un sentiment d’urgence. Quelle est cette quête impalpable qui nous anime, ce désir sans objet précis qui structure notre errance numérique? Un bel énervement constant se répand sur Internet, une attente qui ne trouve aucun point final, une agitation, un halètement muet et impalpable qui entraîne chacun à passer de texte en texte, d’image en image, de lieu en lieu. Cette agitation perpétuelle n’est-elle pas le rythme même de notre époque, sa respiration haletante et jamais apaisée?

Nous changeons de centres d’intérêt une fois que nous épuisons celui qui nous concernait. Nous ne sommes concernés par rien. Nous sommes touchés par tout. Paradoxe fondamental de notre relation au réseau: universelle disponibilité et impossibilité d’un attachement durable. Cette palpitation est prise entre l’attention et l’inattention, entre l’instrumental et l’inutilisable, l’anticipation et le flottement, comme suspendue entre des polarités contradictoires qui ne parviennent jamais à se résoudre. Cette palpitation est technique et elle est toute proche de la vibration de la conscience qui est indéfinie, qui n’est que dans son mouvement et ses différences de potentiels internes et avec l’extérieur. N’y a-t-il pas là une analogie troublante entre le flux numérique et le flux de conscience, comme si le premier était l’extériorisation technique du second?

Imaginons, nous sommes sur le réseau et nous n’avons plus rien à faire. Cette absence d’attente, d’orientation et de fonctionnement causal, est une certaine disposition qui rend disponible, c’est-à-dire qui ouvre à la possibilité même d’une expérience. Il y a là quelque chose de tout proche de l’expérience esthétique: la vacuité préalable à la donation, quelque chose étant reçu parce qu’il y a une place vacante et au statut incertain. Cette vacuité n’est pas simple absence ou manque à combler, mais condition positive d’une réceptivité qui échappe à la logique de la satisfaction des besoins ou des désirs préformés. C’est pourquoi une expérience esthétique est possible au cœur du réseau, non pas sous le motif naïf de la résistance à l’ordre établi et à l’autorité de certains énoncés, car cette résistance est immédiatement intégrée comme l’opposition utile au système, comme le négatif qui renforce le positif par son opposition même.

Cette expérience esthétique prend plutôt la forme d’une résistance passive, une résistance faite de rien, de presque rien, d’une vacuité sans attente, d’un néant sans grandiloquence, à peine remarquable – on pourrait bien vivre à côté sans y prendre garde. Ce n’est pas une posture héroïque ou spectaculaire qui s’opposerait frontalement à la logique dominante, mais un écart minimal, une inflexion subtile qui passe presque inaperçue. C’est d’ailleurs ce que nous faisons la plupart du temps: nous passons à côté de cette possibilité sans la remarquer, emportés par le flux de notre navigation effrénée. Il est pourtant là, tout proche, ce moment d’hésitation qui pourrait ouvrir à une autre expérience du numérique.

Il ouvre la possibilité d’une place et d’un accueil incertain. On ne sait pas de quoi il serait fait, il ne répond ni à un besoin ni à un désir, il n’est le résultat d’aucune anticipation, et s’il y a eu une anticipation alors cette place vide la met en échec et témoigne de sa défaillance de nature, de son vacillement fondamental. Cette incertitude n’est pas un défaut à corriger mais la condition même d’une expérience authentique qui échappe à la logique de la programmation et de la prédiction. Cette résistance passive n’est pas un appel au désintéressement du sentiment esthétique, désinvestissement qui resterait réactif, à la gratuité qui s’opposerait au fonctionnalisme généralisé, que sais-je encore. Ces oppositions binaires restent prisonnières de la logique même qu’elles prétendent contester.

Cette résistance est un reflux mais qui ne rentre pas dans un rapport de contradiction simple au flux. La discontinuité, le repli, le suspend, le manque, la pauvreté font partie du flux. En ce sens, le reflux ne peut pas être séparé du flux, sans s’y réduire ou en être une partie; reflux et flux forment un ensemble dont chaque élément excède le tout. Relation paradoxale qui échappe à la logique ensembliste traditionnelle: le reflux n’est ni extérieur ni intérieur au flux, mais dans un rapport d’immanence qui déjoue cette opposition même. Ce n’est pas un autre du flux, mais le flux saisi dans son autre rythme, dans sa capacité à se retourner sur lui-même, à hésiter, à suspendre momentanément sa course effrénée.

L’affect de cette résistance est l’indifférence, une sensation au cœur de l’insensible, oxymore qui défie nos catégories perceptives habituelles. Lâcher sa souris et voir, entendre, penser, détendre son corps de cette agitation permanente, le dessaisissement, non pour se recueillir dans une prétendue viscéralité sensitive, retour illusoire à une authenticité corporelle qui serait préservée des médiations techniques, mais simplement pour sentir le vide, l’hésitation, la contingence absolue. Cette expérience n’est pas celle d’un retour à une plénitude originelle, mais l’accueil d’une vacuité qui n’est ni positive ni négative, qui ne se laisse pas saisir dans les oppositions traditionnelles du plein et du vide, du présent et de l’absent.

Voilà pourquoi nous sommes méfiants quant au spectaculaire ou aux sites artistiques de type publicitaire, simple à expliquer, simple à comprendre, consommable en 1 à 2 minutes, parce que ces stratégies ne modifient en rien l’horizon d’attente préalablement établi par la consultation du réseau. Ces formes esthétiques qui se veulent disruptives ne font en réalité que confirmer nos attentes, que renforcer les modalités habituelles de notre navigation en ligne. Il faut une résistance passive, plus fragile et plus forte, plus insensée et discrète, furtive et sauvegardant la possibilité que jusqu’au témoin est un traître. Cette formule énigmatique suggère une méfiance radicale envers toute position qui se voudrait simplement extérieure ou critique, comme si même celui qui observe et témoigne était déjà compromis, déjà impliqué dans ce qu’il prétend observer de l’extérieur.