Mot d’ordre

Faut-il se plaindre (encore) de l’appauvrissement de la pensée par le mot d’ordre toujours grandissant qui exige la clarté et la communication ? Cette exigence n’est pas nouvelle, elle parcourt toutes les époques et sa bêtise n’est pas qu’un empêchement nihiliste. En tant que barrage elle permet aussi le surgissement des singularités. On est bien sûr toujours surpris de la voir réapparaître. Mot d’ordre d’une partie de la philosophie analytique et des sciences cognitives, mot des artistes ayant la vulgarité de l’ego se prenant pour règle générale, mot d’ordre d’un certain positiviste naif parce qu’il présuppose une logique du langage sans en voir la construction, alors même que c’est justement cette logique dont il faudrait discuter, encore et encore. La clarté ? Le communicable ? La compréhension ? Autant d’ordres qui semblent indiscutables alors même que leur apparence est une simple doxa dont la critique est un commencement pour la pensée, pas une fin. Le langage sert à se faire comprendre ? Vraiment, le langage est instrumental ? Il faut définir les termes utilisés ? Vraiment, la définition comme préalable n’est pas problématique dans l’histoire même des concepts ? Tout est en question.

Comment se soustraire à cette injonction permanente qui traverse nos espaces de pensée comme un courant inexorable ? Les flux nous traversent et nous constituent, flux de paroles, de concepts, d’images et de signes qui s’entrecroisent dans une chorégraphie à la fois chaotique et ordonnée. N’est-ce pas précisément cette circulation incessante qui façonne nos modes d’être-au-monde, bien au-delà de toute prétention à la clarté absolue ? Car la transparence totale n’est jamais qu’une illusion optique : regardez l’eau limpide d’un ruisseau, elle semble d’abord parfaitement claire, puis révèle ses profondeurs, ses reflets, ses zones d’ombre et de lumière qui troublent la vision directe. Ainsi en va-t-il de la pensée : sa prétendue clarté n’est souvent que l’aplanissement d’un relief complexe, l’effacement des aspérités qui lui donnent sa texture véritable.

L’exigence contemporaine de communication immédiate, de transparence absolue, s’inscrit dans une économie générale des flux qui ne tolère aucun obstacle, aucune résistance : tout doit circuler, s’échanger, se transformer sans heurt ni délai. Cette fluidité triomphante s’impose comme paradigme dominant de notre époque, faisant de l’opacité un crime contre l’efficience et de l’ambiguïté une faute contre la raison. Mais n’y a-t-il pas, dans cette obsession de la circulation parfaite, quelque chose qui relève d’une nouvelle forme de violence symbolique ? N’est-ce pas là une manière de neutraliser la puissance disruptive de la pensée véritable, celle qui introduit des ruptures, des suspensions, des points d’arrêt dans le flux continu des évidences partagées ?

On croyait avoir dépassé tout cela depuis longtemps, depuis Nietzsche et au-delà, mais nous nous sommes trompés. La bêtise se fait plus puissante chaque jour, plus assurée de son bien-fondé. Elle est sûre de son fait et de l’ordre qu’elle exige, comme si quelque chose semblant aller de soi précisément n’était pas problématique.

La bêtise dont il est question ici n’est pas l’ignorance, mais cette certitude tranquille qui s’ignore elle-même comme construction historique et sociale. Elle est cette évidence non questionnée qui s’installe au cœur même des dispositifs de savoir les plus sophistiqués : fluidité sans résistance, communication sans reste, transparence sans ombre. Cette bêtise contemporaine prend la forme d’une liquéfaction généralisée où tout doit être soluble, assimilable, digestible sans effort. Elle s’incarne dans cette étrange injonction paradoxale qui nous somme d’être à la fois parfaitement intelligibles et absolument singuliers, comme si l’expression de la singularité pouvait se faire sans écart, sans décalage avec les codes établis de la communication.

Et pourtant, n’est-ce pas précisément dans les zones de turbulence, dans les remous et les contre-courants que se manifestent les possibilités les plus fécondes de la pensée ? Là où le flux se heurte à un obstacle, se divise, tourbillonne et crée des figures imprévues : voilà peut-être l’espace véritable de la création intellectuelle. Car penser, n’est-ce pas toujours, d’une certaine manière, introduire de la viscosité dans la fluidité des échanges ordinaires ? N’est-ce pas ralentir le cours des évidences partagées, y créer des zones de stagnation provisoire où peuvent se déposer des sédiments inattendus, se former des cristallisations conceptuelles inédites ?

Le flux n’est jamais uniforme : il connaît des accélérations soudaines et des ralentissements imperceptibles, des cascades vertigineuses et des méandres paresseux. De même, la pensée qui accepte sa propre complexité ne saurait progresser en ligne droite, mais avance par détours, bifurcations, retours en arrière et sauts qualitatifs. Elle s’apparente davantage au delta d’un fleuve qu’à un canal rectiligne : multiplicité de bras qui parfois se rejoignent, parfois s’égarent dans des marécages fertiles, créant un paysage intellectuel fait d’îlots provisoires et de courants contradictoires.

Comment résister à toute autorité de la pensée ? De quelle façon se tenir à l’écart puisqu’il ne sert plus à rien de vouloir convaincre ? Comment respecter ces autres corps, puisqu’il s’agit en fait de sensibilité rien de plus rien de moins, qui “pensent” ainsi, au coeur même de leur autorité, l’autorité faisant partie de cette bêtise et de la vulgarité des discours de vérité ? Et si nous ne pouvions pas faire face parce que la fragilité, le tremblement, l’indétermination et le doute nous rendaient faibles, mais d’une faiblesse toute particulière, émouvante et troublante, source de fulgurances et d’intuitions ? Ne devrions-nous pas alors tenir à ce qui nous désarme et à ce qui nous rend faible ? N’est-ce pas justement dans cette incapacité que nous sommes de répondre si ce n’est à dire “On ne sait pas ce que peut un corps (le mien comme le tien)” sans espérer la moindre affinité en réponse.

Résister, non par opposition frontale mais par déviation subtile du courant dominant : tel est peut-être le geste philosophique par excellence. Non pas construire une digue – entreprise vaine face à la puissance des flux contemporains – mais plutôt créer des dérivations, des canaux secondaires où la pensée peut retrouver un rythme différent, une temporalité propice à l’émergence de configurations inédites. Cette résistance n’a rien d’héroïque : elle procède au contraire d’une certaine faiblesse assumée, d’une porosité consentie aux forces qui nous traversent et nous constituent.

Car il y a une sagesse paradoxale de la faiblesse, une puissance secrète dans le renoncement à maîtriser absolument le cours des choses. Celui qui s’abandonne partiellement au flux, tout en maintenant une légère inflexion, une déviation minimale, découvre parfois des possibilités insoupçonnées que l’opposition frontale aurait rendues invisibles. Comme l’eau qui, rencontrant un obstacle, ne s’épuise pas à le détruire mais le contourne et poursuit son chemin en dessinant des arabesques imprévues : ainsi la pensée qui accepte sa propre vulnérabilité peut-elle inventer des trajectoires singulières au sein même des courants dominants.

Cette vulnérabilité pensante n’est pas démission mais attention extrême aux micro-variations, aux inflexions subtiles qui annoncent des changements de régime dans les flux qui nous traversent. Elle est cette disposition particulière qui fait de la sensibilité non pas un obstacle à la rigueur intellectuelle, mais sa condition même de possibilité : car c’est dans le corps sensible, dans ses tremblements et ses hésitations, que s’enracine toute pensée digne de ce nom. Le corps pensant est ce lieu paradoxal où la fragilité devient méthode, où le doute se fait instrument d’exploration plutôt que paralysie.

N’y a-t-il pas, au fond, une étrange affinité entre l’eau vive et la pensée vivante ? Toutes deux refusent l’immobilité définitive, toutes deux cherchent inlassablement leur chemin à travers les résistances du réel, creusant peu à peu leur lit sans plan préétabli. Le fleuve ne sait pas d’avance par où il passera : il découvre son parcours en l’inventant, s’adapte aux configurations du terrain tout en les modifiant par sa présence même. Ainsi la pensée authentique progresse-t-elle dans un dialogue permanent avec ce qui lui résiste, se frayant un passage à travers les sédimentations conceptuelles héritées sans jamais savoir avec certitude où la mènera son cheminement.

Ce timbre secret et fragile parcourt aussi les époques. Ce sont des frères sans famille, des affinités qui traversent le temps. Il n’y a entre ceux-là aucune unité dogmatique, mais cette faiblesse palpitante qui les poussent, encore et encore, à proposer quelque chose sans imposer quelque destination que ce soit.

Peut-être est-ce là, dans cette fragilité assumée, que se dessine la possibilité d’une communauté intellectuelle non autoritaire : non pas l’unité forcée sous la bannière d’une vérité proclamée, mais la reconnaissance mutuelle de vulnérabilités pensantes qui s’interpellent sans se contraindre. Une communauté de l’intempestif, qui rassemblerait à travers les époques ceux qui ont su résister aux évidences de leur temps non par arrogance mais par fidélité scrupuleuse aux tremblements intérieurs qui signalent l’émergence d’une pensée véritable.

Car la véritable clarté n’est pas cette lumière crue qui aplatit les reliefs et neutralise les différences, mais cette luminosité particulière qui naît précisément des jeux d’ombre et de lumière, des passages graduels entre l’explicite et l’implicite. Comme ces eaux profondes qui changent de couleur selon l’angle du regard et l’intensité de la lumière, la pensée véritable se déploie dans un spectre de nuances qui défie toute réduction à l’univocité. Elle est cette ondulation permanente entre le dicible et l’indicible, ce mouvement perpétuel qui fait de chaque formulation, même la plus aboutie, le point de départ d’une nouvelle interrogation.

N’est-ce pas finalement dans cette oscillation même, dans ce flux et reflux incessant entre transparence et opacité, que se joue l’aventure de la pensée ? Non pas dans l’illusoire stabilité d’un savoir définitif, mais dans cette inquiétude féconde qui maintient ouvert l’espace des questions. Car c’est peut-être là, dans cette ouverture maintenue envers et contre toutes les tentations de la clôture dogmatique, que réside la dignité propre de l’activité philosophique : non pas apporter des réponses définitives, mais préserver la puissance interrogative face à toutes les formes de l’évidence.