Ontopoiesis
L’informatique pose le problème de la mathématisation du monde. Il s’agit d’une question qui traverse l’histoire de la philosophie: les mathématiques sont-ils l’ordre même du monde? Les découvrons-nous ou les inventons-nous en les projetant dans le monde? La réponse fut la plupart du temps naturaliste même si les modalités pour parvenir à ce résultat furent différentes, de Platon à Badiou en passant par Descartes et par les philosophes analytiques. Ceci ne veut pas dire que sous ce motif de la mathesis universalis toutes autres différences conceptuelles se résorbent, ceci indique seulement une structure qui traverse plusieurs courants de pensée et qui permet sans doute de définir une tendance fondamentale de l’Occident.
Au premier abord l’hypothèse d’une mathématique naturelle semble absurde parce qu’elle substantifie un des modes de connaissance les plus abstraits de l’être humain. Dans un second temps cette naturalisation semble justifiée parce qu’il y a effectivement (dans les faits) une correspondance entre ce qui se passe dans le monde et l’ordre des mathématiques. Ceux-ci sont une forme paradigmatique pour les sciences dont l’objectif est de décrire et de prévoir ce qui se passe, les événements ponctuels, dans le monde. Or, en physique, et même de façon parcellaire, les équations sont effectivement adéquates à ce qui arrive et permettent une prévision. Cette anticipation par le calcul est bien la preuve que les formules mathématiques sont dans le monde avant d’être dans notre connaissance qui en est donc dérivée.
L’informatique si elle utilise les mathématiques, le fait dans un tout autre sens que les sciences. Elle peut certes servir à modéliser, calculer et prévoir, mais elle va surtout créer, produire, inventer. L’informatique ajoute de la réalité plutôt qu’elle ne cherche à être adéquate à elle et c’est sans doute pour cette raison que l’ordinateur ne fait ni gagner ni perdre du temps, il ne fait que créer de nouvelles possibilités. L’informatique pour produire de telles réalités passe par la production de nouveaux usages obligeant le corps à agir dans une direction déterminante. Elle utilise le corps comme un agent du changement.
Le troisième moment de la relation entre l’ontologie et les mathématiques n’est ni une artificialisation de celles-ci ni une naturalisation mais une pensée de la traduction et de la performativité: traduction tout d’abord qui signifie que la correspondance entre les prévisions mathématiques et ce qui arrive dans le monde n’est pas une identité. Comment penser la cohérence des prévisions et des résultats? Sans doute le concept de transduction pourrait nous être utile pour penser une ressemblance au-delà ou en deçà de tout principe d’identité. Performativité ensuite car, que ce soit dans le domaine de l’informatique ou de la biologie, la question des sciences s’est déplacée. Il ne s’agit plus pour elles de décrire le monde mais de le produire. L’ordinateur est une boîte noire dans laquelle le monde, les monde se sont retournés comme des gants. Dans cette boîte, ils sont pliés dans leur logique même. Les mondes ne sont plus des substances mais des devenirs et ceux-ci sont technologiquement modifiables. On peut dès parler d’ontopoiesis et non plus seulement de “configuration de mondes”. Cette ontopoiesis, (qu’il faut entendre dans un sens tout différent que l’usage phénoménologique parce qu’ici on ne suppose pas une subjectivité mais la production technologique de mondes) relève-t-elle d’un sens déimurgique, figure d’un homme tout puissant capable de créer des univers entiers? Ou faut-il pousser cette poiesis jusqu’à ses fondements langagiers et penser que la multiplication brise jusqu’à l’unité de l’ensemble de ce qui est produit et énoncé? La pluralité des mondes disloque l’unité mondaine parce que chaque création est un monde en soi ou pour le dire autrement un langage définissant un contenu mais aussi une méthode particulière.
Cette pensée de la performativité des mathématiques serait à même de comprendre comment celles-ci se “retrouvent” et se “trouvent” dans le même mouvement dans le monde et de quelles façons elles produisent de nouvelles réalités en les rendant utiles. Naturaliser ou subjectiviser les mathématiques c’est s’empêcher de comprendre leur impact sur notre monde contemporain, impact dont le support principal est l’ordinateur. Il change le monde en proposant un certain mode d’accès au monde. Le monde ne préexiste pas à son investigation. Il n’est pas non plus une pure création. Il est la rencontre, la relation, la saisie comme la venue qui existent avant même tout monde actuel. Il faut savoir entrer bel et bien dans cette antériorité du relationnel, la relation existe avant “ses” éléments, avant ce qu’elle met en relation.