L’ontologie est-elle mathématique ou informatique?

Une voie à explorer est la relation entre les mathématiques et l’informatique. En effet, si nous ne sommes pas convaincus de l’ontologie de Badiou et de son idée que les mathématiques sont l’ontologie, parce que nous y suspectons un discours d’autorité et finalement, malgré les affirmations du philosophe, une forme de mathématique universelle, il faut bien avouer que ce rapprochement prend une tout autre signification si on pense que l’informatique est l’ontologie.

Cette proposition, énoncée ainsi dans sa simplicité apparente, n’ouvre-t-elle pas un abîme de questions ? Quelle transformation profonde de notre rapport au monde et à l’être suppose cette substitution — l’informatique et non plus les mathématiques comme science de l’être en tant qu’être ? Si nous suivons cette intuition, ne sommes-nous pas conduits à repenser radicalement les relations entre pensée et matérialité, entre abstraction et concrétisation, entre théorie et pratique ? Ne nous invite-t-elle pas à reconsidérer notre compréhension même de ce que signifie “être” à l’ère des technologies numériques ?

Car affirmer que “l’informatique est l’ontologie”, ce n’est pas simplement proposer un nouveau cadre conceptuel pour penser le réel : c’est suggérer une transformation fondamentale dans la manière dont ce réel se constitue, se déploie, se donne à nous. L’informatique, dans cette perspective, ne serait plus seulement un outil pour décrire le monde ou pour agir sur lui, mais bien le mode même selon lequel l’être s’organise et se manifeste. N’est-ce pas là une thèse dont la portée philosophique excède largement le cadre d’une simple réflexion sur les techniques contemporaines ?

Cet autre rapprochement exige que l’on distingue nettement et subtilement mathématique et informatique. Il n’est pas question ici pour moi d’élaborer tous les arguments de ces distinctions mais simplement de remarquer que dans la plupart des cas on analyse l’informatique comme la simple mise en pratique machinique des mathématiques. Mon intuition est qu’entre les deux il y a un véritable saut, une différence radicale. L’informatique n’est pas la mathématique même si les apparences pourraient nous le faire croire. L’informatique est une mathématique dont le plan théorique est différent et c’est dans ces différences pour ainsi dire transcendantales que l’on pourra trouver la raison pour laquelle l’informatique est l’ontologie. Et ceci doit s’entendre en deux sens, un sens théorique hérité justement des mathématiques, et un sens pratique parce que dans les faits l’ordinateur transforme et produit réellement de la réalité. Alors que les mathématiques garde le projet d’une analyse de ce qui est (l’ontologie comme dévoilement, comme théorie), l’informatique quant à elle invente un autre projet consistant à produire de la réalité (l’ontologie comme création, comme machine). C’est pourquoi les mathématiques relèvent du champ virtuel tandis que l’informatique exprime l’univers des possibles. Il y a là une différence subtile mais fondamentale parce que si nous parvenons à démontrer que l’informatique et mathématique sont différentes au niveau structurel alors nous pourrons aussi comprendre deux significations différentes à l’ontologie, significations qu’il sera possible d’inscrire dans des moments de l’histoire différents : l’ontologie comme dévoilement et l’ontologie comme création.

Cette distinction entre “ontologie comme dévoilement” et “ontologie comme création” ne nous transporte-t-elle pas au cœur même d’une mutation décisive dans notre rapport à l’être ? N’est-ce pas le passage d’une conception où l’être est toujours déjà là, donné, préexistant à nos tentatives pour le saisir, à une conception où l’être est produit, généré, configuré par nos dispositifs techniques et conceptuels ? Cette mutation ne correspond-elle pas à un renversement fondamental de la démarche philosophique traditionnelle, qui n’envisageait l’ontologie que sous l’angle du dévoilement d’une réalité préexistante ?

En effet, si les mathématiques se situent dans le champ du virtuel, c’est précisément parce qu’elles se déploient dans un espace de pure idéalité, indépendant de toute réalisation concrète. Elles décrivent des structures, des relations, des opérations qui existent indépendamment de leur actualisation matérielle. N’est-ce pas précisément ce qui a séduit tant de philosophes, de Platon à Badiou, dans cette discipline ? Cette capacité à s’abstraire du sensible, à contempler des essences pures, des formes idéales délivrées de la contingence du monde matériel ?

L’informatique, au contraire, ne se contente pas de décrire ou de représenter : elle produit, elle génère, elle configure. Elle n’habite pas l’espace éthéré du virtuel, mais bien celui du possible qui s’actualise sans cesse dans des dispositifs concrets, des interfaces, des processus matériels. Ce “saut” dont nous parle le texte, cette “différence radicale” entre mathématiques et informatique, n’est-ce pas précisément le passage d’une ontologie contemplative à une ontologie productive ? D’une pensée de l’être comme ce qui est à dévoiler à une pensée de l’être comme ce qui est à créer ?

L’ordinateur, en ce sens, n’est pas simplement un outil de calcul plus puissant que ses prédécesseurs mécaniques ou humains : il est une machine à produire de la réalité, à configurer des mondes, à générer des expériences. N’est-ce pas ce que nous éprouvons quotidiennement face à nos écrans, lorsque nous naviguons dans ces univers numériques qui ne sont pas seulement des représentations du monde, mais bien des mondes à part entière, avec leurs lois propres, leurs temporalités spécifiques, leurs modes d’existence particuliers ?

Et cette capacité productive de l’informatique ne se limite pas aux mondes virtuels des jeux vidéo ou des interfaces graphiques : elle s’étend progressivement à l’ensemble de notre réalité quotidienne. Des algorithmes qui orientent nos choix en ligne aux systèmes d’intelligence artificielle qui prennent des décisions cruciales, des dispositifs de réalité augmentée qui transforment notre perception à la modélisation informatique qui guide la conception de nos objets les plus familiers : n’assistons-nous pas à une informatisation progressive du réel, à une reconfiguration algorithmique de notre monde vécu ?

L’enjeu de cette réflexion est bel et bien de comprendre le monde qui nous entoure et les objets techniques que nous manipulons, car en ce domaine il faut bien avouer que la réalité est en avance sur la pensée et que la réflexion théorique sur l’informatique est encore balbutiante et ne nous permet aucunement de saisir l’impact et pour ainsi dire la causalité de ce que nous sommes en train de faire et de qui par nous advient.

Ce décalage entre la réalité technique et sa pensée n’est-il pas le symptôme d’une mutation anthropologique plus profonde ? Notre incapacité relative à penser théoriquement l’informatique dans toutes ses implications ne traduit-elle pas la radicalité du bouleversement qu’elle introduit dans notre expérience du monde ? Comment penser conceptuellement ce qui transforme les conditions mêmes de la pensée ? Comment élaborer une théorie de ce qui modifie les structures fondamentales de notre rapport au réel ?

Cette difficulté ne tient-elle pas précisément à ce caractère ontologique de l’informatique que nous évoquions plus haut ? Si l’informatique n’est pas simplement un outil parmi d’autres, si elle est bien ce dispositif qui reconfigure l’être même dans sa manifestation, alors il devient compréhensible que nos catégories traditionnelles de pensée — formées dans et pour un monde pré-informatique — se révèlent inadéquates pour la saisir. Notre pensée philosophique, élaborée dans l’horizon d’une ontologie du dévoilement, peut-elle sans transformation profonde appréhender cette nouvelle ontologie de la création ?

Car ce qui est en jeu ici, ce n’est pas simplement l’apparition d’un nouveau champ de savoirs ou d’une nouvelle classe d’objets techniques : c’est la transformation même de notre rapport au monde et à nous-mêmes. Ce que nous manipulons quotidiennement, ce ne sont pas des objets parmi d’autres, mais bien des dispositifs qui reconfigurent les conditions mêmes de notre expérience, qui modifient les structures fondamentales de notre être-au-monde. D’où cette étrange situation où la réalité technologique semble toujours en avance sur les concepts qui tentent de la saisir, où la pratique informatique précède et excède sa théorisation philosophique.

Cette “causalité” évoquée dans le texte n’est-elle pas précisément ce qui échappe à notre saisie conceptuelle ? Non pas simplement les effets observables de l’informatisation du monde, mais bien ce processus plus profond par lequel l’informatique modifie les conditions mêmes de possibilité de l’expérience, les structures fondamentales du rapport entre sujet et objet, les modalités essentielles de notre existence incarnée ?

Différencier l’informatique des mathématiques c’est comprendre une transformation historique de l’épistémologie et de notre conception des sciences qui partant du désir de compréhension du monde environnant et de ses mystères devient une analyse numérique de celle-ci, que l’on peut comprendre comme une réduction unitaire et langagière, pour ensuite recomposer à partir de ce langage binaire supposé des fragments d’une réalité et qui n’existaient pas encore. À bien entendre cette transformation on comprend que c’est notre relation même au monde qui est en jeu et plus encore c’est la définition du sujet comme sujet de sa propre subjectivité, donc une certaine notion de la réflexivité, qui est transformée de fond en comble. L’informatique n’est pas la mathématique parce que le réductionnisme informatique est bien plus grand que la formalisation mathématique. Il faudrait sans doute se reporter à Hilbert pour comprendre la différence entre le numérique et le formel mathématique. Ce qui importe là est sans doute que la relation des mathématiques au possible et de l’informatique au possible est très différente et qu’ainsi c’est l’avenir même du monde, non pas comme un monde qui se donne ou qui se prend, mais comme un monde qui se produit et se reproduit, qui change d’horizon.

N’y a-t-il pas quelque chose de profondément paradoxal dans ce “réductionnisme informatique” évoqué ici ? Car s’il s’agit bien d’une réduction — tout ramener au code binaire, tout traduire dans le langage des 0 et des 1 — cette réduction n’est-elle pas simultanément une expansion, une prolifération, une démultiplication des possibles ? L’informatique réduit tout à son langage élémentaire, mais c’est précisément cette réduction qui lui permet de recomposer ensuite “des fragments d’une réalité qui n’existaient pas encore”.

Ne sommes-nous pas ici au cœur de ce qui distingue l’informatique des mathématiques ? Si les mathématiques formalisent le réel pour mieux le comprendre, l’informatique le numérise pour mieux le transformer, le reconfigurer, le réinventer. La formalisation mathématique vise la compréhension d’un monde déjà là ; la numérisation informatique prépare la génération d’un monde nouveau. N’est-ce pas cette capacité générative, cette puissance de production qui fait de l’informatique une ontologie d’un type radicalement nouveau ?

Cette transformation affecte-t-elle seulement notre rapport au monde extérieur, ou bien touche-t-elle également à notre propre constitution subjective ? La “définition du sujet comme sujet de sa propre subjectivité” n’est-elle pas profondément bouleversée par cette nouvelle configuration ontologique ? Si le sujet traditionnel se définissait par sa capacité réflexive, par ce mouvement de retour sur soi qui constituait l’essence même de la conscience, qu’advient-il de cette réflexivité dans un monde où la subjectivité elle-même est de plus en plus médiée, configurée, produite par des dispositifs informatiques ?

Les interfaces numériques, les algorithmes de recommandation, les systèmes de reconnaissance faciale ou vocale, les réseaux sociaux et leurs mécanismes d’attention : tous ces dispositifs ne sont-ils pas désormais parties prenantes de notre constitution subjective, de notre rapport à nous-mêmes comme sujets ? La réflexivité contemporaine ne passe-t-elle pas désormais par ces médiations techniques qui ne sont plus de simples outils extérieurs à la conscience, mais bien des éléments constitutifs de celle-ci ?

Cette “relation des mathématiques au possible” et de “l’informatique au possible” qui est “très différente” n’est-elle pas précisément ce qui transforme “l’avenir même du monde” ? Si les mathématiques explorent et cartographient l’espace des possibles, l’informatique, elle, le produit et le reconfigure sans cesse. Elle ne se contente pas de décrire ce qui pourrait être : elle génère effectivement de nouvelles possibilités, de nouvelles configurations du réel, de nouvelles modalités d’existence.

N’est-ce pas là, finalement, l’enjeu fondamental de cette distinction entre mathématiques et informatique pour l’ontologie contemporaine ? Un monde qui ne “se donne” ni “se prend” mais “se produit et se reproduit” n’est-il pas un monde où l’être lui-même est devenu processus, génération, reconfiguration perpétuelle ? Un monde où l’ontologie ne peut plus être pensée comme science de ce qui est, mais doit devenir science de ce qui se produit, de ce qui s’engendre, de ce qui émerge des processus informatiques qui structurent désormais notre réalité ?

Ce projet de distinction entre mathématique et informatique n’est qu’un projet pour l’instant mais semble être une voie prometteuse pour comprendre les fondements de l’esthétique contemporaine parce que celle-ci doit analyser l’ontologie don est l’objet.

Cette ouverture finale vers l’esthétique n’est-elle pas particulièrement significative ? Si l’informatique est bien cette ontologie productive, créatrice, génératrice que nous avons tenté de décrire, alors n’est-il pas logique qu’elle transforme également notre expérience sensible, notre rapport esthétique au monde ? La perception elle-même, dans ses structures les plus fondamentales, n’est-elle pas reconfigurée par ces dispositifs qui ne se contentent pas de représenter le réel, mais qui le produisent et le reproduisent sans cesse ?

L’art numérique, les interfaces graphiques, la réalité virtuelle ou augmentée, le design d’interaction : toutes ces pratiques ne sont-elles pas les manifestations sensibles de cette nouvelle ontologie informatique ? Ne témoignent-elles pas de cette transformation fondamentale où l’être n’est plus ce qui se donne à voir, à percevoir, à comprendre, mais ce qui se génère, se configure, se produit à travers des processus algorithmiques ?

Une esthétique contemporaine qui prendrait au sérieux cette dimension ontologique de l’informatique ne devrait-elle pas dépasser les catégories traditionnelles de la représentation, de l’expression, de la mimesis ? Ne devrait-elle pas s’intéresser davantage aux processus générateurs, aux algorithmes créateurs, aux dispositifs qui ne représentent pas le monde mais le produisent ? Ne s’agirait-il pas, en somme, de penser une esthétique qui ne serait plus une théorie du beau ou de l’art, mais bien une théorie de la sensibilité reconfigurée par les dispositifs informatiques ?

Cette esthétique nouvelle, encore largement à inventer, ne constituerait-elle pas un champ privilégié pour explorer les implications de cette thèse selon laquelle “l’informatique est l’ontologie” ? Si l’informatique transforme fondamentalement notre rapport à l’être, alors elle transforme nécessairement notre expérience sensible de cet être, notre manière de le percevoir, de l’éprouver, de le sentir. Et c’est peut-être dans cette transformation esthétique que se manifeste le plus clairement la portée ontologique de la révolution informatique.

Ainsi, ce projet de distinction entre mathématique et informatique, esquissé ici dans ses grandes lignes, s’ouvre sur une perspective vertigineuse : celle d’une refondation complète de notre compréhension de l’être, de la réalité, de la subjectivité à l’ère numérique. Il ne s’agit plus simplement de penser l’informatique comme un nouveau domaine de savoir ou comme un ensemble d’outils techniques, mais bien comme le lieu d’une mutation ontologique fondamentale qui affecte la définition même de ce que signifie “être” dans le monde contemporain. Un projet ambitieux, certes, mais indispensable si nous voulons comprendre véritablement “le monde qui nous entoure et les objets techniques que nous manipulons” — et plus encore, si nous voulons saisir ce que nous sommes en train de devenir à travers ces manipulations mêmes.