L’art comme concept et comme oeuvre(s)

“L’art contemporain doit être interrogé dans sa logique globale, au-delà de la pluralité de ses productions. Il peut ainsi être envisagé comme un style artistique homogène, dont les déclinaisons s’effectuent sur un fonds mythologique, qui ne saurait être compris indépendamment des transformations sociales et culturelles des sociétés dans lesquelles il s’inscrit.(Ce livre) s’articule en deux parties,  l’une historique, l’autre esthétique, pour envisager la question d’un point de vue à la fois extérieur (celui de l’historien, et du philosophe) et intérieur (celui du critique d’art, et de l’esthéticien).”

Lorsque je contemple une œuvre d’art dont la présence me bouleverse, de m’interroger sur l’étrange relation qui se noue entre cette expérience sensible et les discours qui tentent de la circonscrire. Comment une théorie, si sophistiquée soit-elle, pourrait-elle contenir ce frémissement qui me traverse ? N’y a-t-il pas, dans l’ambition même de théoriser l’art, quelque chose qui échappe perpétuellement à ses propres filets, comme l’eau qui fuit entre les doigts serrés d’une main trop avide ?

J’ai en mémoire ces mots lus sur la quatrième de couverture d’un ouvrage d’esthétique — peu importe lequel, car il ne s’agit pas ici de critiquer un livre en particulier, mais d’interroger une posture méthodologique qui traverse bon nombre de discours théoriques sur l’art : « L’art contemporain doit être interrogé dans sa logique globale, au-delà de la pluralité de ses productions. Il peut ainsi être envisagé comme un style artistique homogène, dont les déclinaisons s’effectuent sur un fonds mythologique, qui ne saurait être compris indépendamment des transformations sociales et culturelles des sociétés dans lesquelles il s’inscrit. » Et ce texte de poursuivre en distinguant deux perspectives sur l’art : « l’une historique, l’autre esthétique, pour envisager la question d’un point de vue à la fois extérieur (celui de l’historien, et du philosophe) et intérieur (celui du critique d’art, et de l’esthéticien). »

Ces quelques lignes condensent une erreur méthodologique si répandue qu’elle en devient presque invisible, comme ces lunettes que l’on porte et que l’on finit par oublier : cette prétention à saisir une « logique globale », à s’élever « au-delà de la pluralité des productions », à identifier un « style artistique homogène ». Ne percevons-nous pas, dans cette ambition totalisante, la tentation d’un surplomb théorique qui, pour mieux embrasser son objet, finit par le dissoudre dans l’abstraction ?

Car cette approche suppose qu’il faudrait dépasser les œuvres singulières, ces productions concrètes qui nous affectent, pour découvrir la logique unique qui gouvernerait la totalité de l’art. La multiplicité irréductible des œuvres doit être schématisée, conceptualisée ; le divers doit être rassemblé dans l’unité du concept. Et ainsi, paradoxalement, on tient pour négligeables les œuvres elles-mêmes, ces événements sensibles qui constituent pourtant l’expérience première et fondatrice de tout rapport à l’art. On leur préfère une idée homogène, un concept unitaire qui, par sa généralité même, manque nécessairement ce qui fait la puissance singulière de chaque création.

Je me souviens de cette exposition où cohabitaient une vidéo documentaire sur les migrants, une installation sonore immersive, une performance participative et une peinture abstraite monumentale : comment une « logique globale » pourrait-elle rendre justice à cette hétérogénéité radicale sans la réduire, sans l’appauvrir ? Cette approche théorique, qui hiérarchise de façon univoque l’extension et la définition, qui soumet le multiple à l’un, occulte un fait essentiel : dans l’histoire de l’art moderne et contemporain, c’est l’extension qui met au défi la définition. C’est parce que des œuvres singulières sont venues bousculer les cadres établis que nos définitions de l’art n’ont cessé de muter, d’être repoussées, transformées, réinventées.

Soumettre ainsi les œuvres au concept, n’est-ce pas non seulement prendre le problème à l’envers, mais aussi ne laisser aucune place à ce qui, dans chaque œuvre, excède toute catégorisation ? N’est-ce pas ignorer que l’art, comme concept et unité, n’a peut-être de sens qu’à travers la divergence toujours renouvelée entre les singularités artistiques et les attentes des différents protagonistes du monde de l’art ? Le raisonnement tourne en boucle parce qu’il y a confusion entre l’objet recherché (l’unité du concept) et la méthode utilisée (l’unité du concept). Le résultat ne se fait pas attendre : on efface purement et simplement l’art en tant qu’ensemble d’œuvres individuelles qui ne sont pas réductibles à des représentations d’une idée discursive.

Cette approche, qui soumet l’art à la théorie, produit ce qu’il y a de pire en esthétique : des jugements de valeur péremptoires et des conseils adressés à des artistes qui n’ont demandé l’avis de personne. Comme si la théorie, dans sa prétention au savoir absolu, pouvait dicter à l’art sa loi, lui indiquer son chemin, lui révéler sa vérité cachée ! N’y a-t-il pas, dans cette posture, une forme subtile mais réelle de violence symbolique, qui nie l’autonomie de la création au profit d’un discours qui se veut fondateur ?

La simple idée de penser la totalité de l’art contemporain comme « un style artistique homogène » ne frise-t-elle pas l’absurde pour quiconque connaît un tant soit peu ce domaine ? Par une telle unification, que l’on peut toujours inventer à défaut de la découvrir, on nivelle les complexités, on gomme les subtilités, on efface les différenciations qui sont aussi des rapprochements, bref, tout ce qui donne à penser, tout ce qui suspend la pensée parce qu’elle la pousse à ses limites. Qu’il y ait des « tendances » et pourquoi pas des « modes » dans l’art contemporain, c’est indéniable, mais ne faudrait-il pas mieux penser celles-ci selon une logique du « mème » qu’Internet a popularisée, et comme le symptôme précieux et complexe d’une circulation des formes ?

Cette circulation n’est-elle pas plus rhizomatique que hiérarchique, plus virale que généalogique ? Les formes ne se propagent-elles pas selon des logiques d’emprunt, de citation, de détournement, de contagion, qui échappent à toute tentative de systématisation ? L’art contemporain n’est-il pas précisément cet espace où se joue une constante négociation entre singularité et répétition, entre rupture et continuité, entre tradition et innovation — négociation qui ne saurait être réduite à une « logique globale » sans perdre ce qui fait sa vitalité même ?

Autre présupposé problématique : l’idée que le critique d’art ou l’esthéticien aurait un point de vue « interne » sur l’art contemporain. N’est-ce pas là une prétention intenable ? En ce domaine, le théoricien reste externe à l’art, quelles que soient ses connaissances, sa familiarité avec le milieu, sa fréquentation assidue des œuvres. Il peut certes appartenir à ce qu’on appelle le « monde de l’art », avoir de nombreuses connaissances en ce domaine, mais il n’est pas plus « interne » à l’art que n’importe quel spectateur (qui peut donc être potentiellement un historien ou un philosophe).

Cette idée d’intériorité véhicule un présupposé pernicieux : que la théorie parlerait de l’intérieur de l’art, que la discursivité serait la racine sous-jacente de l’art, une racine que les artistes eux-mêmes auraient souvent du mal, les pauvres, à découvrir. Et c’est pour cela que le théoricien pourrait les éclairer, les guider, leur révéler ce qu’ils font sans le savoir. N’y a-t-il pas, dans cette posture, une forme de condescendance qui confine au comique ? Par ailleurs, il n’est pas même sûr que l’artiste ait un point de vue interne à l’art : il suffit, pour s’en convaincre, de constater combien d’artistes ont témoigné de l’inhumanité de l’art à leur égard, de la façon dont il les dépossède, les excède, les déborde.

Peut-être faudrait-il renverser complètement cette perspective et proposer une autre approche méthodologique, qui soit plus fidèle à la richesse et à la complexité de l’expérience artistique. Une méthodologie qui consisterait d’abord à mettre la pensée au niveau des singularités artistiques et à demeurer dans cette multiplicité irréductible. Non pas pour renoncer à toute pensée de l’art, mais pour analyser ce que les œuvres font à la pensée plutôt que l’inverse. N’est-ce pas là le sens même de la recherche esthétique : se laisser affecter par les œuvres, laisser sa pensée être travaillée, déformée, transformée par leur présence ?

Une telle approche impliquerait également de privilégier la compréhension plutôt que le jugement. Comprendre, c’est entrer dans un rapport d’hospitalité avec l’œuvre, c’est lui offrir un espace où déployer ses potentialités, c’est se rendre disponible à ce qu’elle a à nous dire, à nous montrer, à nous faire éprouver. Le jugement, en revanche, suppose l’autorité d’un métalangage qui est bien sûr toujours celle de qui parle. Il introduit une distance, une hiérarchie, une extériorité qui risque de manquer l’essentiel : l’événement de la rencontre avec l’œuvre, cette altération mutuelle où l’œuvre et celui qui la reçoit se transforment réciproquement.

Enfin, cette autre méthodologie consisterait à respecter la différence entre la pensée discursive (qui sert à aborder théoriquement les œuvres) et la pensée des œuvres elles-mêmes. Car les œuvres pensent, à leur manière, avec leurs moyens propres. Leur pensée peut être discursive, certes, mais elle peut aussi emprunter d’autres voies : sensorielles, affectives, imaginaires, symboliques. Réduire cette diversité des modes de pensée à la seule discursivité, n’est-ce pas appauvrir considérablement notre rapport à l’art ?

Je songe à cette installation que j’ai visitée récemment : dans une salle plongée dans la pénombre, des projections vidéo se superposaient sur les murs, tandis qu’une composition sonore dissonante emplissait l’espace. Comment rendre compte de cette expérience par le seul discours conceptuel ? Comment traduire en mots ce qui relevait d’abord d’une immersion corporelle, d’une désorientation sensible, d’une émotion esthétique irréductible à toute paraphrase ? La pensée de cette œuvre ne résidait-elle pas précisément dans cette expérience qu’elle me proposait, dans cette façon de me faire sentir autrement l’espace, le temps, mon propre corps ?

N’est-ce pas là le paradoxe fondamental de toute théorie de l’art : qu’elle doit sans cesse affronter ses propres limites, reconnaître ce qui, dans son objet, lui échappe nécessairement ? Une théorie consciente de ses limites ne serait pas pour autant condamnée au silence ou à l’inefficacité. Au contraire, c’est peut-être dans cette reconnaissance même de sa finitude qu’elle pourrait trouver sa fécondité propre : non pas surplomber l’art d’un regard totalisant, mais l’accompagner dans son mouvement, se laisser travailler par lui, entrer avec lui dans un dialogue sans fin où ni l’art ni la théorie n’auraient le dernier mot.

Cette modestie méthodologique, cette attention aux singularités, ce respect de la différence entre les régimes de pensée, ne seraient-ils pas les conditions d’une approche plus juste, plus féconde, plus respectueuse de ce que l’art donne à penser ? Une théorie qui ne prétendrait pas dire la vérité de l’art, mais qui tenterait plutôt de penser avec lui, à partir de lui, dans un mouvement qui accepterait ses propres tâtonnements, ses propres incertitudes, comme constitutifs de sa démarche même.

Car n’est-ce pas dans cet espace d’incertitude, dans cette zone de flottement entre la sensibilité et le concept, entre l’expérience et le discours, que peut se déployer une pensée vivante de l’art, une pensée qui serait à la hauteur de son objet sans prétendre le dominer ? Une pensée qui, à l’image de l’art lui-même, accepterait de se risquer, de s’exposer, de se mettre en jeu dans la rencontre avec ce qui l’excède et la transforme ?