Nos existences variables
L’achèvement imminent du projet “World State” suscite une réflexion sur la transformation profonde que le numérique opère dans notre conception de la fiction. Cette capacité informatique à produire simultanément de la variation (lecture non-linéaire) et de la variabilité (transduction et génération) semble instaurer une forme de fiction qui, sans être entièrement nouvelle, se manifeste selon des modalités inédites.
La variation et sa nouvelle matérialité
Le désir de variation n’est certainement pas une invention contemporaine, et il serait réducteur de caricaturer les fictions antérieures comme simplement linéaires. Les grands textes de la littérature mondiale, les œuvres cinématographiques majeures ont toujours cultivé diverses formes d’écarts, de ruptures, de bifurcations narratives. Ce qui change fondamentalement avec le numérique, c’est la matérialité même de cette variation.
Auparavant, la variation existait principalement comme écart esthétique entre l’intention d’un auteur et la réception d’un lecteur ou spectateur. Elle fonctionnait comme expression d’une lacune, d’un manque, d’une divergence temporelle – qu’on la nomme montage au cinéma ou ellipse dans le roman. Avec le numérique, cette variation s’inscrit désormais dans le support même, dans sa genèse technique. Cette inscription matérielle transforme radicalement sa nature : la variation n’est plus simplement interprétative mais constitutive.
Cette variation intrinsèque se propage de proche en proche, affecte tous les composants du système fictionnel. Elle se multiplie à différentes échelles, depuis l’architecture informatique jusqu’à l’interface utilisateur. La visée du lecteur ou spectateur pourra ensuite créer une seconde couche de variation, faisant diversion de cette bifurcation déjà présente au cœur même des processeurs. La variation se trouve ainsi redoublée, à la fois inscrite dans la matérialité technique et actualisée dans l’expérience subjective.
Une réponse technique à notre condition existentielle
Cette forme émergente de fiction variable, qui s’affranchit de la narration traditionnelle et de son méta-discours structurant, ne représente pas simplement une possibilité technologique parmi d’autres. Elle ne s’explique pas uniquement par les capacités des ordinateurs à générer des contenus reconfigurables. Plus fondamentalement, cette possibilité technique semble répondre à quelque chose de notre condition existentielle contemporaine.
Cette correspondance se manifeste dans la sensation persistante que quelque chose ne sera jamais complètement résolu, qu’une tension fondamentale demeure qu’aucun dénouement ne viendra apaiser. L’absence de narrateur évoque peut-être cette question, formulée par Jean-François Lyotard et d’autres penseurs, concernant la fin des grands récits. Car que supposaient ces méta-récits si ce n’est toujours la présence d’un narrateur, d’une voix qui s’exprime à la place d’autres voix, qui prend la parole et interrompt le silence, fût-il considéré comme insignifiant?
La fiction variable reflète ainsi une transformation de notre rapport au monde et à nous-mêmes. Elle correspond à une époque où les identités stables se fragmentent, où les trajectoires linéaires cèdent la place à des parcours multiples et reconfigurables, où l’autorité des discours unifiants se trouve constamment questionnée par la prolifération des voix singulières.
Le devenir du récit sans narration
Cette évolution soulève une question fondamentale : une fiction sans narration traditionnelle peut-elle encore susciter le sentiment d’un récit? Peut-elle créer cet espace particulier dans lequel on se plonge, dont on s’extirpe momentanément pour y revenir, encore et encore, dans ce mouvement d’alternance qui caractérise l’expérience esthétique? Ce flux et ce reflux qui nous permet de saisir, fugitivement, une sensation qui nous échappe et qui, précisément dans cet échappement, devient perceptible?
Le récit traditionnel repose sur des structures identifiables – exposition, développement, climax, résolution – qui organisent notre expérience temporelle. Il s’appuie sur des personnages qui fonctionnent comme supports de catharsis, comme écarts par rapport à notre identité présumée stable, nous permettant de devenir autres, d’éprouver des sensations par procuration. Ces éléments structurants du récit sont profondément ancrés dans nos habitudes cognitives et émotionnelles.
La fiction variable perturbe ces repères sans nécessairement les abolir complètement. Elle propose des configurations multiples plutôt qu’une séquence unique, des personnages dont les trajectoires peuvent varier selon les actualisations du système, des relations causales non déterminées à l’avance. Cette reconfiguration modifie profondément notre relation au récit sans l’éliminer entièrement. Elle nous invite à développer de nouvelles compétences de lecture, de nouvelles formes d’attention, de nouvelles modalités d’investissement émotionnel.
La transformation du partage du sensible
Plus largement, cette évolution questionne le partage du sensible qui caractérisait traditionnellement l’expérience fictionnelle. Ce partage reposait sur un accord implicite entre celui qui donne (l’auteur) et celui qui prend (le lecteur ou spectateur), sur un contrat tacite définissant les rôles et les attentes de chacun.
Dans la fiction variable, ces rôles se trouvent redistribués. L’auteur ne produit plus une séquence déterminée d’événements, mais conçoit un système de possibilités, un champ de virtualités susceptibles de s’actualiser différemment selon les parcours. Le lecteur ou spectateur n’est plus simplement récepteur d’une histoire prédéfinie, mais co-créateur d’une expérience singulière parmi de multiples configurations possibles.
Cette redistribution des rôles soulève inévitablement des questions sur la persistance du contrat fictionnel. Ce contrat implicite, qui nous permet d’adhérer temporairement à un monde imaginaire tout en maintenant une distance critique, peut-il survivre à cette reconfiguration fondamentale? Et surtout, pourquoi devrions-nous y tenir? Pourquoi ne pas l’abandonner sans nostalgie excessive pour explorer un ailleurs dont nous ne pouvons anticiper que quelques signaux préliminaires, perceptibles dans les expérimentations conduites ces dernières années?
L’héritage et le devenir
“Waxweb” de David Blair rappelle l’importance des filiations dans ce processus d’exploration. Les innovations actuelles s’inscrivent dans une généalogie d’expérimentations antérieures, établissant des continuités souterraines avec des œuvres pionnières qui avaient déjà commencé à questionner les formes narratives traditionnelles.
Cette reconnaissance d’une dette intellectuelle et artistique témoigne d’une conscience historique importante. Les transformations actuelles ne surviennent pas ex nihilo, mais prolongent et radicalisent des questionnements amorcés précédemment. La fiction variable contemporaine hérite des expérimentations littéraires du XXe siècle (des surréalistes aux membres de l’Oulipo), des innovations cinématographiques (du montage soviétique aux éclatements narratifs de la nouvelle vague), des explorations hypermédias des années 1990.
Simultanément, cette reconnaissance des filiations n’implique pas une simple reproduction des tentatives antérieures. Les technologies numériques actuelles permettent des formes de variation et de variabilité qui étaient techniquement inaccessibles aux générations précédentes. Elles ouvrent des possibilités inédites d’inscription matérielle de la variation, de génération algorithmique de contenus, d’interaction entre systèmes informationnels et expérience utilisateur.
Vers une esthétique de la variabilité
L’émergence de cette fiction sans narration appelle le développement d’une véritable esthétique de la variabilité, attentive aux qualités spécifiques de ces nouvelles configurations fictionnelles. Cette esthétique ne chercherait pas à évaluer ces œuvres selon les critères traditionnels du récit bien construit, de la cohérence narrative ou de la profondeur psychologique des personnages.
Elle s’intéresserait plutôt à la richesse des variations possibles, à la complexité des relations entre les différentes actualisations d’un même système, aux qualités sensibles des transitions et des transformations. Elle explorerait les nouvelles formes d’attention que ces œuvres sollicitent, les modalités spécifiques d’engagement qu’elles proposent, les affects particuliers qu’elles génèrent.
Cette esthétique de la variabilité nécessiterait également une reconsidération de nos catégories critiques traditionnelles. Des notions comme l’unité de l’œuvre, l’intention de l’auteur ou la structure narrative devraient être repensées pour s’adapter à ces configurations où l’œuvre existe moins comme objet stable que comme champ de potentialités, où l’intention se déplace de la détermination d’une séquence à la conception d’un système, où la structure émerge des interactions plutôt que d’un plan préétabli.
Le sentiment qui accompagne l’achèvement d’un projet comme “World State” n’est pas simplement celui d’une satisfaction technique ou d’un accomplissement artistique. C’est la perception d’une participation à un mouvement plus vaste de transformation de notre rapport aux fictions, aux récits, aux formes symboliques qui structurent notre expérience du monde.
Cette transformation ne représente ni une rupture absolue avec le passé ni une simple continuation sous des formes techniquement actualisées. Elle instaure plutôt un régime d’incertitude productive, où les formes anciennes et nouvelles coexistent et s’interpénètrent, où les frontières entre création et réception deviennent poreuses, où les identités stables cèdent la place à des configurations multiples et reconfigurables.
Habiter cette incertitude, l’explorer sans chercher prématurément à la résoudre dans des catégories préétablies, constitue peut-être l’enjeu principal de ces nouvelles pratiques fictionnelles. Cette habitation incertaine ne relève pas d’un relativisme indifférent, mais d’une attention accrue aux singularités qui émergent de ces systèmes variables, aux affects qu’ils génèrent, aux modes de relation qu’ils instaurent.
La fiction variable, loin de constituer un simple divertissement technologique, pourrait ainsi participer à l’élaboration de nouvelles formes de sensibilité adaptées à un monde caractérisé par la complexité, l’interconnexion et l’incertitude. Elle représenterait moins une rupture avec notre besoin anthropologique de récits qu’une reconfiguration de ce besoin dans un environnement médiatique et existentiel transformé.