NFT et la sécession économique / NFT and economic secession
Il n’y a pas lieu de croire ou d’espérer que le NFT serait la solution aux questions posées par l’économie de l’art. D’un côté, on accuse le NFT de ne pas être propre (il faudrait vraiment déconstruire la question écologique de la propreté qui suppose que la « nature » est équilibrée, sans reste et sans saleté, sans pollution). De l’autre côté, on promet que le NFT permettra aux artistes de se libérer enfin des contraintes du système marchand hérité du XIXe. D’un côté comme de l’autre, des présupposés, une naïveté, la projection impensée d’affects. Des réactions qui ne prennent pas le temps, qui réagissent tout de suite, pour suivre le flux des évènements, aller aussi vite et finalement ne jamais rattraper ce qui arrive.
Bien sûr, le NFT sera immédiatement réintégré au système marchand et à la domination. C’est déjà le cas. Les acteurs mettent en place les pions d’un jeu joué à l’avance. Les cryptomonnaies permettent une surveillance accrue. Bien sûr, le NFT n’est pas neutre au niveau carbone, mais n’y a-t-il pas quelque chose à penser dans cette Terre consumée par nos activités numériques ? Par ce feu qui accompagne nos désirs ?
Ayant commencé il y a plus de 25 ans dans le champ de l’art dit « numérique », et même plus encore, car j’ai commencé à m’y intéresser quand j’avais 14 ans, je ne peux m’empêcher de repenser aux années 1994-1996, lorsque nous débutions avec mes camarades d’Incident à expérimenter le médium-Web et le sentiment d’émancipation que nous ressentions alors de nous échapper du système de validation artistique. Nous qui étions étudiants en art et qui étions comme intimidés par les critiques, par les galeries, par les musées, par tous ces jugements, par tout ce sérieux.
Nous pouvions avec Internet produire et diffuser dans le même élan nos travaux qui étaient autant d’esquisses d’un monde à venir. Il y avait là une autonomie qui n’était plus celle de Greenberg et du médium de l’expressionnisme abstrait, mais une forme de sécession : puisqu’il n’était pas possible d’être à l’extérieur, nous voulions nous séparer du dedans, scinder en deux les flux, nous laisser submerger pour apprendre à nous y mouvoir et imaginer autre chose en défonctionnalisant les techniques qui, ils croyaient, devaient servir à quelque chose. Nous nous perdions dans les labyrinthes de nos sites, imaginions des histoires sans fin et l’entrelacement de nos affects et des protocoles numériques.
En repensant à cette période et à nos intuitions de l’époque, je me demande si nous n’attendions pas le NFT comme autonomie économique. Voilà une étrange formule que l’autonomie économique, puisque l’économie c’est l’absolu de l’échange, sa transaction où tout vaut pour autre chose. Si en 1995, nous avions pu vendre directement, sans médiation, nos projets alors nous aurions eu le circuit complet au-delà de la validation institutionnelle : la production sur un ordinateur, la diffusion sur le Web et la vente avec le NFT.
Je me réjouis de ce moment, non parce qu’il promet une émancipation. Ma joie est neutre : je sais combien le Web que nous avons imaginé avec Incident n’a jamais eu lieu (nous n’avons jamais cru à la victoire de l’utopie du cyberspace), mais c’est cette absence de lieu, cette impossibilité à être hégémonique, cette faillite à être enfin, qui en faisait un possible défiant toute autorité.
Alors, le NFT est, comme tout le reste, un instrument de domination, mais encore, pour quelques années, mois, semaines, jours, on pourra voir l’éclosion de ces formes, souvent restreintes, mêlant le netart, le post-internet, la nostalgie numérique, la 3D, l’illustration et le streetart. La question n’est pas de savoir si cela est à la hauteur de ce que devrait être notre époque, mais de reconnaitre cette étrange mixture esthétique comme notre époque même que nous ne comprenons toujours pas.
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There is no reason to believe or hope that the NFT would be the solution to the questions posed by the art economy. On the one hand, the NFT is accused of not being clean (we really need to deconstruct the ecological question of cleanliness, which assumes that “nature” is balanced, without leftovers and without dirt, without pollution). On the other side, it is promised that the NFT will allow artists to finally free themselves from the constraints of the market system inherited from the 19th century. On one side as on the other, presuppositions, a naivety, the unthinking projection of affects. Reactions that do not take time, that react immediately, to follow the flow of events, to go as fast and finally never catch up with what happens.
Of course, the NFT will be immediately reintegrated into the market system and domination. This is already happening. Actors are setting up the pawns of a game played in advance. Cryptocurrencies allow for increased surveillance. Sure, NFT is not carbon neutral, but isn’t there something to think about in this Earth consumed by our digital activities? By this fire that accompanies our desires?
Having started more than 25 years ago in the field of the so-called “digital art”, and even more, because I started to be interested in it when I was 14 years old, I can’t help but think back to the years 1994-1996, when we started with my comrades of Incident to experiment the medium-Web and the feeling of emancipation we felt then to escape from the artistic validation system. We who were art students were intimidated by the critics, by the galleries, by the museums, by all these judgments, by all this seriousness.
We could with Internet produce and diffuse in the same impulse our works which were so many sketches of a world to come. There was an autonomy there which was not any more that of Greenberg and the medium of the abstract expressionism, but a form of secession: since it was not possible to be outside, we wanted to separate ourselves from the inside, to split in two the flows, to let us submerge to learn how to move us there and to imagine something else by defunctionalizing the techniques which, they believed, had to be useful for something. We lost ourselves in the labyrinths of our sites, imagining endless stories and the intertwining of our affects and digital protocols.
Thinking back to that period and our intuitions at the time, I wonder if we weren’t waiting for the NFT as economic autonomy. Economic autonomy is a strange formula, since the economy is the absolute of exchange, its transaction where everything is worth for something else. If in 1995, we could have sold directly, without mediation, our projects then we would have had the complete circuit beyond the institutional validation: the production on a computer, the diffusion on the Web and the sale with the NFT.
I rejoice at this moment, not because it promises emancipation. My joy is neutral: I know how much the Web that we imagined with Incident never took place (we never believed in the victory of the utopia of cyberspace), but it is this absence of place, this impossibility to be hegemonic, this failure to be finally, that made it a possible defying all authority.
Then, the NFT is, as all the rest, an instrument of domination, but still, for some years, months, weeks, days, we will be able to see the blooming of these forms, often restricted, mixing the netart, the post-internet, the digital nostalgia, the illustration and the streetart. The question is not to know if this is up to what our time should be, but to recognize this strange aesthetic mixture as our time that we still do not understand.