Rythomologie générative de l’existence en réseau
Capture et participation
L’intrication de l’existence humaine et des machines se développe sur deux captures : la détection inconsciente d’activités anthropologiques sous formes de données (caméra de surveillance, bases de données banquaires, etc.) et la participation volontaire à l’enregistrement de fragments existentiels (souvenirs, photographies, commentaires et dialogues, etc.). La forme la plus répandue de cette participation est le Web 2.0 qui permet à des entreprises qui mettent à disposition de la machinerie (serveurs) de faire en sorte que les êtres humains leur donnent des données de façon volontaire, parce que cette machinerie en réseau est un mode de socialité interhumaine.
Ces captures ont deux faces : l’enregistrement de données préexistantes qui auraient sans doute lieu sans cet enregistrement et l’enregistrement de données produites dans et pour le contexte de cet enregistrement (Facebook, Twitter). Cette seconde capture participative a donc comme capacité de produire de nouvelles activités en vue de leur donnée-tion, c’est-à-dire de leur mise en données. On nommera la première, capture externe et la seconde capture interne.
On place au coeur du capitalisme numérique, la captation, la privatisation et la marchandisation des données existentielles avec le plus souvent l’accord des participants, même si cet accord est imposé par la production d’une structure sociale telle que Facebook. Cette structure est belle et bien inventée par une entreprise parfois en désaccord avec la socialité courante : par exemple le rôle des “like” dans Facebook est en soi problématique, tant il exclut des modes de débats dialectiques. En produisant et en imposant des socialités, les entreprises jouent sur la hantise de la perte de contact et sur la solitude. Ce processus doit être mis en relation avec la question de la subjectivité occidentale et du nihilisme. Par aileurs, le succès actuel du “selfie” est un symptôme de cette marchandisation de l’image de soi.
L’inversion de Turing
La commercialisation des données existentielles produit une structure dans laquelle ce sont les existences qui sont capturées par les machines. L’objectif est de faire intervenir dans cette écoute le moins d’humains possibles, ce qui explique comment des entreprises qui règnent sur le monde peuvent employer si peu d’individus. On peut penser qu’il s’agit d’une structure proche du test de Turing, puisqu’il s’agit, en vue de capturer ces existences, d’utiliser des appâts humains (les autres) qui ont un rôle de médiation entre nos vies et les machines. Ce sont bien des êtres humains, mais ils servent d’objets intermédiaires aux machines pour opérer un enregistrement : je parle bien à quelqu’un, mais l’entreprise ne dépense l’infrastructure qui me permet de communiquer, qu’en vue de capter mes informations.
Ce n’est pas une machine qui se fait prendre pour un être humain, c’est la relationnalité de l’être humain comme telle qui est utilisée pour une activité machinique. Il y a bien sûr des cas de mimésis turingienne où des bots se font prendre pour des êtres humains, mais le plus important semble être ce jeu interhumains dont la fonction est machinique. Ainsi, quand sur Internet on nous demande de reproduire une série de signes pour bien vérifier que nos capacités de reconnaissance visuelle sont humaines (jusqu’à quand ?), c’est pour être bien sûr que nous fournirons des données anthropologiques qui sont commercialisables. Derrière ces procédures d”identification se cache donc une hantise d’un réseau infesté par les machines qui se parleraient entre elles. Le dialogue intermachinique serait un feedback de feedback, une boucle s’accélérant de plus en plus, jusqu’à l’extinction totale.
Il y a donc une hantologie propre à l’existence en réseau : les spectres sont les machines autoréférentielles (célibataires, penseront certains) qui excluent l’être humain du dialogue et de la production des données. Cette hantologie, au sens derridien, est l’inconscient politique du capitalisme numérique. Elle consiste en un processus accélératoire d’insignifiance, dont l’une des formes contemporaines est l’emballement de la spéculation financière à haute fréquence.
Netlife
Netlife est un sous-projet de Capture consistant à créer un logiciel simulant une existence en réseau, principalement sur Facebook et Twitter. L’objectif n’est pas de faire croire en une existence humaine à partir de processus informatiques, mais de rendre indistincte ou indifférente la distinction entre l’anthropologique et le technologique. Cette neutralité témoigne du parallélisme sans ressemblance entre les deux.
Il s’agit d’une part de passer entre les mailles de la détection machinique (les machines tentent de se reconnaître entre elles et de s’exclure), et d’autre part d’utiliser les différentes modalités d’inscription (écriture, citation, annotation) disponibles sur le réseau, en vue créer un rythme existentiel : la trop grande régularité de celui-ci pourrait être suffisant pour en détecter la provenance technologique. Enfin, Netlife mêle différentes procédures de générations afin de brouiller les cartes. Cette question de la genèse des médias est fondamentale parce qu’elle permet de faire l’hypothèse d’une provenance et donc aussi pour une part d’une intentionnalité. La question : ce média est-il humain ou machinique ? Est une question qui porte sur : Que me veut-on ?
S’il ne s’agit pas de faire un tableau exhaustif des procédures possibles, les possibilités étant déterminées par un contexte socio-technologique se transformant au fil des innovations et des adoptions, voici quelques pistes de réflexion typologique portant principalement sur le texte :
- Génération morphologique.
- Recomposition à partir d’un corpus préexistant.
- Découpe d’un corpus préexistant.
- Repost d’un corpus posté par d’autres.
- Capture d’un corpus “sagesse des foules”.
Nous nommons rythmologie, la programmation du rythme, c’est-à-dire de la fréquence semi-aléatoire de la production et de la diffusion sur le réseau des médias, et de leur provenance anthropologique ou machinique. Le rythme est l’actualisation factuelle de cette rythmologie, c’est-à-dire les événements sur le réseau. La loi est un ensemble de procédures permettant aux machines de détecter d’autres machines (bots), et c’est cette loi identitaire qu’il faut défier et détourner.