Le mou et le dur : Une ontologie technique

Dans une perspective matérialiste et techno-logique, l’anthropologie historique du mou et du dur révèle une dialectique fondamentale qui traverse l’histoire de l’humanité et de sa relation au monde. Cette dichotomie, loin d’être une simple classification des propriétés physiques, incarne deux modes d’être-au-monde, deux manières de configurer notre environnement et de nous y inscrire. Elle reflète, en outre, la co-évolution de l’humain et de la technique, ce que Stiegler nommerait une “épiphylogenèse”.

Le dur, dans sa résistance et sa solidité, permet l’érection de structures qui s’imposent au paysage, défiant la gravité et le temps. Il symbolise la permanence, la domination de l’espace, et la volonté humaine de laisser une trace durable (celle-ci pouvant aller et devant souvent aller jusqu’à sa ruine). Les constructions en dur – des pyramides aux gratte-ciels – témoignent d’une certaine conception du progrès et de la civilisation, où l’humain cherche à jouer des contraintes naturelles. Le dur se prête au creusement, à la sculpture, à la transformation par soustraction. Il incarne une logique de la séparation, de la division de l’espace, et donc potentiellement du social.

Le mou, quant à lui, épouse les formes préexistantes, s’adapte, se plie aux circonstances. Il représente une approche plus souple, plus organique de l’habitation du monde. Le mou se tisse, se noue, s’entrelace, suggérant une logique de la connexion, de l’assemblage, de la continuité. Il évoque une relation plus symbiotique avec l’environnement, où l’artifice humain ne cherche pas à s’imposer mais à s’intégrer harmonieusement dans le déjà-là.

Cette dialectique du mou et du dur n’est pas qu’une abstraction philosophique, elle s’incarne dans la praxis quotidienne de l’être humain, dans sa manière de façonner son milieu et de s’y mouvoir. Prenons l’exemple de la “survie” en milieu forestier. Chaque geste, chaque choix de matériau, mobilise une corporalité spécifique et révèle une ontologie technique particulière. L’utilisation de pierres pour construire un foyer, de peaux pour se vêtir, ou de lianes pour assembler une structure, ne sont pas de simples actes pragmatiques, mais des expressions d’un rapport au monde, d’une compréhension incarnée de la matière et de ses potentialités : la réalité n’aura jamais été seule, elle aura été toujours déjà dans cette doublure entre le dur et le mou.

Entre les deux nous trouvons le flexible, qui occupe une position médiane et révélatrice. Le flexible – pensons aux branches d’arbre – permet de donner forme à une forme déjà existante, illustrant parfaitement le concept simondonien de “transduction”, où une structure émerge en se propageant dans un domaine, résolvant les incompatibilités internes de ce domaine. Le flexible incarne ainsi la possibilité d’une synthèse entre l’adaptation du mou et la structuration du dur.

L’histoire humaine pourrait être relue à travers ce prisme du mou et du dur, révélant des oscillations, des hybridations, des moments de rupture. Les époques privilégiant le dur (l’âge du bronze, la révolution industrielle) alternent avec celles valorisant le mou ou le flexible (les cultures nomades, l’ère numérique). Chaque période porte en elle une certaine conception du rapport de l’homme à son environnement, à la temporalité, à l’autre.

Cette approche nous invite à repenser notre relation à la technique et à la matière. Loin d’être de simples outils neutres, les matériaux que nous choisissons et façonnons portent en eux des potentialités d’être et d’agir. Ils induisent des gestes, des postures, des modes de pensée. Le choix entre le mou et le dur n’est donc jamais anodin : il reflète et façonne notre manière d’habiter le monde et par cette habitation configurante de l’inventer.

Dans cette perspective, la production et la préservation deviennent effectivement inextricables. Chaque acte de fabrication est aussi un acte de conservation, dans la mesure où il perpétue certains gestes, certaines techniques, certaines relations à la matière. Inversement, chaque acte de préservation est aussi productif, car il reconfigure constamment notre rapport au monde.

Ainsi, cette dialectique du mou et du dur nous invite à une réflexion profonde sur notre être-technique, sur notre manière de construire et d’être construits par notre environnement. Elle nous rappelle que notre existence est toujours déjà technique, toujours déjà inscrite dans une matérialité qui n’est ni neutre ni passive, mais porteuse de potentialités ontologiques.


From a materialist and techno-logical perspective, the historical anthropology of soft and hard reveals a fundamental dialectic that runs through the history of humanity and its relationship to the world. This dichotomy, far from being a simple classification of physical properties, embodies two modes of being-in-the-world, two ways of configuring our environment and inscribing ourselves within it. It also reflects the co-evolution of the human and the technical, what Stiegler would call “epiphylogenesis”.

Hardness, in its resistance and solidity, enables the erection of structures that impose themselves on the landscape, defying gravity and time. It symbolizes permanence, the domination of space, and the human desire to leave a lasting mark (which can and often must go as far as ruin). Solid constructions – from pyramids to skyscrapers – bear witness to a certain conception of progress and civilization, in which human beings seek to make the most of natural constraints. Hard construction lends itself to excavation, sculpture and transformation by subtraction. It embodies a logic of separation, of the division of space, and therefore potentially of the social.

Soft, on the other hand, embraces pre-existing forms, adapting and bending to circumstances. It represents a more flexible, organic approach to inhabiting the world. Softness weaves, knots and intertwines, suggesting a logic of connection, assembly and continuity. It evokes a more symbiotic relationship with the environment, where human artifice seeks not to impose itself but to integrate harmoniously into what is already there.

This dialectic of soft and hard is not just a philosophical abstraction; it is embodied in the everyday praxis of human beings, in the way they shape their environment and move within it. Let’s take the example of “survival” in a forest environment. Every gesture, every choice of material, mobilizes a specific physicality and reveals a particular technical ontology. The use of stones to build a hearth, of skins to clothe oneself, or of lianas to assemble a structure, are not mere pragmatic acts, but expressions of a relationship to the world, of an embodied understanding of matter and its potentialities: reality will never have been alone, it will always have been already in this lining between hard and soft.

Between the two we find the flexible, which occupies a revealing median position. The flexible – think of tree branches – allows us to give shape to an already existing form, perfectly illustrating the Simondonian concept of “transduction”, where a structure emerges by propagating into a domain, resolving the internal incompatibilities of that domain. The flexible thus embodies the possibility of a synthesis between the adaptation of the soft and the structuring of the hard.

Human history could be reread through this prism of soft and hard, revealing oscillations, hybridizations and moments of rupture. Epochs favoring the hard (the Bronze Age, the Industrial Revolution) alternate with those valuing the soft or flexible (nomadic cultures, the digital age). Each period embodies a particular conception of man’s relationship to his environment, to temporality and to others.

This approach invites us to rethink our relationship with technology and matter. Far from being merely neutral tools, the materials we choose and shape carry with them potentialities for being and acting. They induce gestures, postures and ways of thinking. The choice between soft and hard is therefore never insignificant: it reflects and shapes our way of inhabiting the world, and through this configuring inhabitation, of inventing it.

From this perspective, production and preservation become inextricably linked. Every act of manufacture is also an act of preservation, insofar as it perpetuates certain gestures, certain techniques and certain relationships with matter. Conversely, every act of preservation is also productive, as it constantly reconfigures our relationship to the world.

This dialectic of soft and hard thus invites us to reflect deeply on our technical being, on the way we build and are built by our environment. It reminds us that our existence is always already technical, always already inscribed in a materiality that is neither neutral nor passive, but the bearer of ontological potentialities.