Motifs : du monde industriel au monde additif

Je flânais aux abords du parc des Batignolles et mon regard se perdait le long des bâtiments nouvellement construits. J’observais l’architecture et les motifs sur les façades. Il y avait là quelque chose de décoratif qui pouvait sembler au premier abord contemporain parce que les motifs n’étaient pas identiques les uns aux autres. Je les ai alors inspecté avec une plus grande acuité, mon regard s’est arrêté, et j’ai remarqué qu’ils se répétaient par série. Tout se passait comme si le concepteur du bâtiment avait voulu  rendre chaque motif différent et pour des raisons techniques il n’y était pas parvenu.

Cette intention qui n’a pas été réalisée, et sur laquelle je spéculais sans avoir de preuve de ce que j’avançais, me semble être le signe d’une différence dans les modes de production. En effet avec ces motifs architecturaux on reste dans la sphère de l’industrie, c’est-à-dire d’un mode de production dans lequel la machine reproduit à l’identique différent élément lui permettant de faire des économies d’échelle et de réduire le coût marginal. Dès lors même si on a l’intention de faire des éléments individuels, le mécanisme même de la technique industrielle nous conduit à une répétition. Nous savons bien combien le monde industriel a produit des objets identiques les uns aux autres et a développé la nostalgie d’un monde artisanal dans lequel les imperfections de la production produisaient des objets absolument singuliers et pour cette raison irremplaçables. L’industrialisation est le processus d’un monde dans lequel l’identité des objets est aussi la comparaison des affects qui entraîne une compétition de tous contre tous en vue d’obtenir ce que les autres ont.

J’imaginais alors que chaque motif puisse être singulier puis j’ai rêvé d’un monde dans lequel non seulement chaque bâtiment, mais aussi chaque élément de chaque bâtiment aurait été différent de tous les autres. Les unités auraient eu un air de famille, mais une unité aurait été irréductiblement singulière : la silhouette des séries. J’étendais c’est logique à toute la ville et observant les images mentalement, je me suis dit qu’elle serait d’une qualité fort différente de celle que j’avais sous les yeux. Qu’est-ce que serait un monde qui, dépassant la répétition à l’identique de l’industriel, produirait de façon automatique autant de singularités que le monde artisanal ? Qu’est-ce que serait ce télescopage entre la machine et l’artisanat ?

Les technologies additives  et de production à la demande, allant de l’impression 3D à l’impression jet d’encre ou à la découpe laser, permettent de produire des séries quasi infinies dont chaque membre est différent des autres. Ces séries sont donc intotalisables  et elles seraient le produit d’un algorithme permettant de décliner un modèle, de le décliner au sens lucrécien, tel un clinamen, qui à partir d’une trajectoire laminaire produit de multiples déviations.

La question qui reste en suspens et celle du désir, car si le monde industriel a effectivement produit une affectivité en correspondance matérielle avec un mode de production répétitif, alors quelles correspondances le monde additif produira-t-il ? La singularité de la production entraînera-t-elle un retour à l’impulsionnel, c’est-à-dire à l’affect sans objet en tant que celui-ci a une forme indéterminée (l’information en tant qu’informe) ? Sans doute ne faut-il pas surestimer les capacités informes de la production additive, car les entreprises ont déjà déplacées le champ du désir des objets aux marques et aux logos afin de garantir une continuité de l’identité au-delà de la discontinuité des objets matériels.

La question du motif et du bruit est centrale dans les réseaux récursifs de neurones et il me semble que la manière dont ceux-ci produisent de la ressemblance différentielle pourrait servir de fondement à un nouveau mode de production.