Mémoire des oubliés
Dans quelques siècles, qui se souviendra de toutes ces vies ? De cette intensité qui nous parcourait, de ces frissons, de ces événements sans importance, de ces rencontres sans lendemain, et du monde qui nous entourait ? Qui s’en souviendra ? Qui aura l’idée de se soucier de ces corps entassés ? Il ne restera plus rien. Qui se souviendra de vos vies ?
Le matin, il étend la main sur le lit. Il regarde le soleil qui frôle sa peau, et ce drap traversé. Il ne cherche rien. A son tour ce moment s’efface. Personne n’en garde la mémoire. Personne ne sauvegarde cette vision à la manière d’un héritage. De toute façon il n’a pas pris le temps d’inscrire cette sensation. Elle était infime. C’était sa vie. Et il partage cet oubli avec ceux qui viendront. Ce temps sans partage est un espace.
Qui se souvient de ta vie, Maxime ? Qui en garde une trace, aussi infime soit-elle ? Tes deux filles, tes petits-enfants, peut-être. Et cela s’éteindra à son tour, dans quelques années, dans quelques décennies. Cela s’est déjà éteint, ils n’en gardent rien qui te concerne, ni cette main, ni cette lumière. Ils te regardent, se font une idée de toi et ne voient plus rien. Toute une vie perdue dans le silence des livres.
Lorsque ton fils mourra, David, il ne restera plus rien de toi. Nulle trace. Les quelques photographies rangés dans des tiroirs disparaîtront à leur tour. Et le langage. Et le silence des camps. Il ne restera rien. Qui a même une idée de qui tu étais et de ce que tu as vécu ? De cette fenêtre qu’un certain matin tu as regardé sans attente. Qui s’en souviendra ? Et pourtant c’est ce que tu partages avec ceux que nous sommes, à présent et avec ceux qui seront. Qui se souviendra de ta vie ?
Une ville, il marche. La rue. Il lève le visage vers les façades et regarde les fenêtres. Il retrace toutes ces vies et tous ces espaces habités. Les murs sont silencieux. A l’intérieur ça parle, ça se déchaîne, des gestes, aller d’une pièce à une autre, recevoir un ami, manger, regarder la télé. Tous ces moments, les moments de vos vies, le marcheur lui-même n’en a aucune mémoire.