Mémoire des oubliés

Dans quelques siècles, qui se souviendra de toutes ces vies ?

Comment s’évanouissent les existences humaines dans l’océan immense du temps ? Quelle trace subsiste de ces fragments d’être qui constituent pourtant le tout de nos vies ? Dans quelques siècles, dans l’abîme vertigineux du temps qui nous engloutira tous, qui donc conservera la mémoire de ces vies innombrables et pourtant singulières ? De cette intensité vibrante qui nous parcourait jusque dans les moindres fibres de notre corps, de ces frissons imperceptibles qui témoignaient de notre présence au monde, de ces événements apparemment sans importance qui tissaient pourtant la trame de nos jours, de ces rencontres fugaces sans lendemain qui ont parfois modifié le cours entier de notre existence, et du monde sensible qui nous entourait et nous constituait simultanément ? Qui s’en souviendra lorsque le temps aura fait son œuvre d’effacement ? Qui aura seulement l’idée, l’intention consciente de se soucier de ces corps désormais entassés dans l’anonymat de la terre, confondus dans la matière indifférenciée ? Il ne restera plus rien que le silence, un silence plus profond que toutes les paroles. Qui se souviendra de vos vies particulières, de ces existences qui vous semblaient pourtant si pleines, si nécessaires ?

Le matin, dans la banalité lumineuse de l’aube, il étend machinalement la main sur le lit vide ou habité, geste quotidien qui échappe à la conscience. Il observe avec une attention flottante le soleil matinal qui frôle délicatement sa peau, et ce drap traversé par la lumière oblique qui révèle sa texture. Il ne cherche rien dans cette contemplation, aucun sens caché, aucune profondeur : simple présence au monde dans sa nudité première. A son tour, inévitablement, ce moment d’une exceptionnelle banalité s’efface dans le flux continu de la conscience, disparaît sans laisser de trace. Personne n’en garde la mémoire fidèle, personne ne peut en préserver l’unicité. Personne ne sauvegarde cette vision fugitive à la manière d’un héritage précieux qui se transmettrait aux générations futures. De toute façon, absorbé dans l’instant, il n’a pas même pris le temps d’inscrire consciemment cette sensation dans sa propre mémoire. Elle était si infime, si ordinaire dans son extraordinaire singularité. C’était pourtant sa vie dans ce qu’elle avait de plus authentique. Et paradoxalement, il partage déjà cet oubli inévitable avec ceux qui viendront après lui, avec les générations futures qui ne sauront jamais rien de ce moment. Ce temps sans partage possible, cette solitude fondamentale de l’expérience est un espace métaphysique où se déploie notre condition.

Qui se souvient encore de ta vie, Maxime, maintenant que tu n’es plus ? Qui en garde une trace tangible, aussi infime soit-elle, un fragment qui témoignerait que tu as existé ? Tes deux filles peut-être, qui portent en elles quelque chose de ton regard, tes petits-enfants qui n’ont de toi qu’une image déjà déformée par le temps et les récits. Et cela s’éteindra à son tour, inexorablement, dans quelques années, dans quelques décennies quand eux aussi auront disparu. En vérité, cela s’est déjà éteint dans le présent même, ils n’en gardent rien qui te concerne véritablement, ni cette main que tu tendais dans la lumière matinale, ni cette clarté particulière que tu contemplais certains matins. Ils te regardent à travers le prisme déformant de leur propre existence, se font une idée approximative de toi et ne voient plus rien de ce que tu étais réellement. Toute une vie complexe, riche, contradictoire, perdue à jamais dans le silence poussiéreux des livres que personne ne lit plus, dans ces photographies jaunies qui ne disent plus rien à personne.

Lorsque ton fils unique mourra à son tour, David, il ne restera plus absolument rien de toi dans la mémoire des vivants. Nulle trace de ton passage sur terre, comme si tu n’avais jamais existé. Les quelques photographies soigneusement rangées dans des tiroirs obscurs disparaîtront elles aussi, jetées ou perdues lors d’un déménagement. Et avec elles s’évanouira ce langage particulier qui était le tien, cette façon unique que tu avais de dire le monde. Et le silence traumatique des camps que tu as connu s’approfondira encore davantage dans l’abîme de l’oubli. Il ne restera rien, pas même un écho lointain. Qui a même aujourd’hui une idée précise de qui tu étais véritablement et de ce que tu as éprouvé au plus profond de ton être ? De cette fenêtre qu’un certain matin d’un temps révolu tu as regardée sans attente particulière, dans la simple présence à l’instant ? Qui s’en souviendra quand les derniers témoins auront disparu ? Et pourtant, paradoxalement, c’est précisément cette expérience indicible de la disparition que tu partages avec ceux que nous sommes à présent et avec ceux qui seront dans un futur que nous ne connaîtrons pas. Qui se souviendra de ta vie singulière quand même ton nom se sera effacé des mémoires ?

Une ville anonyme, un homme qui marche sans but précis. La rue qui s’étire devant lui comme un couloir d’existence. Il lève machinalement le visage vers les façades grises ou colorées et regarde avec curiosité les fenêtres illuminées ou obscures, ces ouvertures vers des mondes inconnus. Il imagine, reconstruit mentalement toutes ces vies parallèles et tous ces espaces habités qui se cachent derrière les murs. Mais les murs demeurent obstinément silencieux, gardiens muets de secrets qu’ils ne révéleront jamais. A l’intérieur de ces habitations, pourtant, ça parle avec animation, ça se déchaîne parfois dans la violence ou la passion, des gestes quotidiens se répètent mécaniquement : aller d’une pièce à une autre dans la familiarité d’un appartement, recevoir un ami autour d’un verre ou d’un repas, manger distraitement devant un écran, regarder la télévision dans la solitude du soir. Tous ces moments apparemment insignifiants, ces moments fugitifs qui constituent pourtant la substance même de vos vies, le marcheur solitaire lui-même n’en a aucune mémoire et n’en aura jamais : ils lui échappent irrémédiablement, comme nos propres vies nous échappent déjà dans l’instant même où nous les vivons.