Du mème au neuralnet
Les images et les formes artistiques circulaient. Souvent elles se ressemblaient, parfois par simple « drag & drop », le réseau y aidait, parfois parce qu’elles se répandaient et devenaient des styles dont chacun pouvait s’inspirer pour être dans le ton de l’époque. Quand on allait dans une exposition on avait souvent la nausée, le goût d’un déjà vu, d’un déjà fait. Tout était obsolète. Rien n’était à la hauteur de notre temps. Nous étions des tard-venus.
On avait bien eu le sentiment parfois d’être soi-même « copié », parce que des projets ressemblaient à certains de nos projets passés. Le sentiment de malaise avait été vite dépassé : était-ce intentionnel ou bien utilisant les mêmes technologies dans un même monde, les chances étaient fortes d’avoir les mêmes idées et intuitions ? Et même si dans cette situation, on avait décidé de retirer certains travaux puisque d’autres les avaient faits avant, même si certains avaient décidé de garder leurs travaux alors que nous les avions faits avant, on pensait qu’il y avait là un symptôme plus profond que de simples questions de droits d’auteur et d’antériorité.
Nous ne voulions revendiquer aucun droit.
La circulation des formes n’était pas limitée à l’art contemporain. Elle concernait une grande partie des activités humaines tissées par les mailles du réseau de façon si inextricable qu’il devenait de plus en plus difficile de distinguer ce qui relevait de l’anthropologique et du technologique. Le mème était devenu le bruit de fond de notre époque, lui donnant son style et pour ainsi dire sa tonalité, un bourdonnement. Il devenait de plus en plus difficile de revendiquer une quelconque originalité. On avait le sentiment que tout avait été fait et que le sentiment de singularité s’apparentait moins à un régime d’exception qu’à la banalité d’une expression égocentrique que chacun se partageait, de l’artiste à l’entrepreneur.
Il y avait un ensemble de mèmes artistiques dont il aurait fallu dessiner les catégories : le marbre, les plantes de bureau, la statuaire antique, le néon, les moteurs, la transparence, les matières fondues, la poussière, les matériaux industriels, le fluo des années 80, et tant d’autres.
On aurait pu rassembler ces différentes œuvres par style, chacune s’étant déversée sur les autres. On aurait pu, à partir de cette catégorisation et des médias accumulés, lancer le processus d’apprentissage d’un réseau de neurones. Celui-ci aurait pu produire, ni en mieux ni en plus mal, ce qui déjà humainement était produit parce que ce dernier répondait déjà à un mimétisme structurel. La machine ne ferait pas la même chose que l’humain, mais quelque chose qui aurait un air de famille et en même temps une originalité propre. On passerait par là du mimétisme anthropologique du mème au mimétisme automatisé du deep learning. Si les deux n’étaient pas identiques, ils avaient comme point commun opérationnel le Web : du côté humain, le réseau faisait circuler les images et en permettant la capture, du côté machinique, le réseau permettait de constituer des stocks de données (dataset) assez conséquents pour servir de fondement à un apprentissage et à une production automatisée. Tout s’était passé comme si le mème esthétique avait préparé le terrain à l’hyperproduction digitale : nous observions nos mèmes comme nous allions observer les productions des machines. Il y avait un passage de relais sensible de l’un à l’autre. L’articulation entre les deux s’effectuait en ce point précis : certains êtres humains travaillaient, explicitement (les prolétaires d’Amazon Mechanical Turk) ou implicitement (les internautes), pour nourrir l’intelligence artificielle.