Mécanisme, vitaliste et biologie synthétique
Le débat portant sur la nature de la biologie a souvent consisté au fil du temps à tenter de saisir la nature du vivant. S’opposaient depuis la fin du XIXème siècle les visions mécanistes qualifiées de réductionnistes et les vitalistes parfois tentées par le spiritualisme ou l’essentialisme (Canguilhem, Bergson, etc.). Il s’agissait de savoir comment étudier le vivant, donc qu’est-ce que le vivant et qu’est-ce que comprendre, qu’est-ce qu’une science.
Les termes du problème se posaient dans un certain contexte de la connaissance et du vivant, à un moment historique déterminé. Nulle pensée n’en est indépendante.
Quelque soit nos conceptions ce contexte a profondément changé et il s’agit d’en tenir le compte, d’en faire état. Le statut des sciences et tout particulièrement ce qu’il est convenu de nommer les techno-sciences est trouble. Quant au vivant, il devient difficile d’en déterminer la nature essentielle parce que celle-ci a été perturbée par les interventions de la connaissance biologique (logos) devenue connaissance biotechnologique. Il s’agit sans doute là d’une rupture épistémologique profonde. Alors que la science fut considérée depuis les Grecs comme une façon d’accéder aux règles sous-jacentes du monde, se plaçant ainsi dans une position neutre d’observation, la révolution quantique et les développements technologiques ont transformé les relations entre le sujet et l’objet, le scientifique et son référent. Celui-ci devient transformable dans la structure même de ce qui semblait donné, le génétique.
Dans un contexte ou le biologique devient technologique, ou il est possible de transformer le vivant, c’est-à-dire la possibilité même du connaissant dont la cognition est par définition de l’organique, le débat entre mécanisme et vitalisme semble dépassé. Comment opposer la complexité à la décomposition alors même que cette dernière, considérant l’ADN selon des séquences répétitives, peut produire du nouveau (xénobiotique)?
La biologie synthétique, c’est-à-dire la possibilité de synthétiser des organismes qui n’existaient pas, est la pointe d’une transformation profonde dont nous apercevons la ligne de crête. Il ne s’agit nullement de considérer le vivant comme étant simplement réductible à un code informatique, ce qui viendrait attester l’idée de mathesis universalis ou d’une ontologie mathématique, d’une essentialité du code (numérique), alors même que celui-ci remet en cause radicalement toute possibilité d’essentialité, mais de transformer le statut même des sciences qui d’observateur du réel devient un élément de transformation, de perturbation, de complexification et de bifurcation de ce dit “réel”. Les sciences sont performatives, c’est-à-dire créatives, et on peut même considérer l’approche connaissante tentant d’élaborer des règles prévisibles à partir de l’observation réitérable comme un prolégomène à cette performation, perforation (trancher) du monde. La question sous-jacente consiste à déterminer si le technologique est une pièce ajoutée dans un second temps à l’édifice scientifique ou si le technologique est fondateur de tout projet scientifique et constitue en fait sa finalité propre. L’acte de connaître ne serait donc pas désintéressé mais serait l’expression temporaire d’une volonté de puissance s’orientant vers la transformation de ce qui “est”. Derrière le désintéressement de la connaissance, se cacherait un monstre.
Toute la question, pour dépasser la dialectique entre mécanisme positiviste et vitaliste, consiste alors à transformer l’image de la pensée et de la science, la pulsion même de connaître et d’éviter soigneusement une thèse démiurgique (l’être humain comme créateur de réalités) qui viendrait rejouer, en arrière-plan, l’hypothèse d’une ontologie mathématique et donc la naturalité de la signification. Il nous faudrait plutôt démontrer comment à partir de la fêlure du sujet et de la béance du monde, s’ouvrent les possibles d’une configuration de mondes dont la biologie synthétique est sans doute la perspective la plus passionnante aujourd’hui.