Matière dernière

L’Indistinction Originaire

Lorsque la terre aura été transformée par les transmutations humaines et que nos rejets se seront entassés jusqu’à ce qu’on ne puisse plus les distinguer du sol, le sol ne sera plus le sol, la terre ne sera plus la terre. De nouvelles géologies apparaissent qui mettent en cause la distinction entre le naturel et l’artificiel : le plastiglomérate est une mélange de plastique, de roche volcanique, de sable, de corail (An anthropogenic marker horizon in the future rock record). La distinction nous semblait factice depuis si longtemps, l’artificiel se fondant bien, d’une manière ou d’une autre, sur une matière première. Celle-ci était transformée, fusionnée, séquencée, synthétisée, l’acte était de transformation, point de création ex nihilo.

La pluie tombe sur les décharges abandonnées, s’infiltre entre les strates hétérogènes de nos résidus accumulés : emballages alimentaires, carcasses électroniques, fragments de béton, résidus pharmaceutiques. L’eau recueille en son sein ces molécules étrangères, les transporte dans les nappes phréatiques, les redistribue dans l’épaisseur du monde. Cycle immémoriel de la précipitation qui devient, sans le savoir, le vecteur de notre présence persistante. Que ressent cette eau chargée de nos traces ? Quelle mémoire chimique porte-t-elle désormais en son flux ? Le liquide primordial s’écoule, indifférent à cette nouvelle identité composite, à cette transformation imperceptible qui fait de lui le témoin muet de notre passage.

Les géologues parcourent désormais les rivages, collectent des échantillons étranges : concrétions où le plastique s’est fondu à la roche, où la matière synthétique a épousé la forme des sédiments naturels. Ils observent, cataloguent, nomment ces objets hybrides qui défient nos catégories anciennes. Plastiglomérat, technofossile, anthroturbation : ces néologismes tentent de saisir l’émergence d’une réalité qui échappe à nos schémas conceptuels traditionnels. Comment nommer ce qui n’a jamais été ? Comment classifier ce qui abolit les classifications ? La science bégaie face à ces objets qui sont simultanément naturels et artificiels, anciens et récents, familiers et radicalement étrangers.

La terre se transforme sous nos yeux, non pas seulement par addition mais par fusion, par hybridation, par métamorphose profonde. Ce n’est plus simplement que nous ajoutons nos déchets à sa surface — nous altérons sa composition même, nous modifions sa structure intime, nous réécrivons sa partition moléculaire. Les granites millénaires intègrent désormais des microparticules de plastique, les calcaires se forment autour de débris métalliques, les argiles s’imprègnent de résidus pharmaceutiques. La matière tellurique digère lentement nos artefacts, les incorpore à son être, les fait siens dans un processus d’assimilation géologique qui transcende nos échelles temporelles.

Cette indistinction croissante entre le naturel et l’artificiel n’est pas un phénomène nouveau, mais l’accélération d’un processus qui nous précède. N’avons-nous pas toujours transformé la matière première, n’avons-nous pas toujours été des agents de métamorphose ? L’acte technique le plus primitif — tailler un silex, façonner une argile — n’était-il pas déjà une manière de révéler que la matière contient en elle la possibilité de devenir autre, de s’altérer sans se perdre ? L’artificiel n’est jamais que du naturel transformé, et le naturel lui-même n’est-il pas déjà le résultat de transformations antérieures, de processus physico-chimiques qui façonnent continuellement le visage de la terre ?

L’Anticipation de l’impossible

L’art aura peut être été l’anticipation de cette traduction de la matière. Ce sont des paysages déchaînés, balayés par l’indistinction du naturel et du transformé. Il ne s’agissait pas de représentation, mais de montrer que quelque chose changeait dans la terre. Quelque chose dans la terre n’était pas identique à elle-même, quelque chose était son apparent opposé. Le “change” de la terre, son gouffre. Il n’y avait pas d’un côté la terre objective et nous soutenant, et de l’autre côté le monde, la multiplicité des mondes inventés, produits, configurés par les êtres humains. Il y avait toujours eu une indistinction troublante de la terre et des mondes. Nous n’avons jamais pu sauvegarder quoi que ce soit, car il n’y avait rien à sauvegarder.

Les toiles de Max Ernst, avec leurs paysages convulsifs où les formations géologiques semblent animées d’une vie propre, où les règnes minéral, végétal et animal se confondent dans une même pulsion métamorphique : n’étaient-elles pas déjà l’intuition de cette indistinction fondamentale ? Dans “L’Europe après la pluie”, la matière picturale elle-même devient territoire érodé, surface craquelée, croûte terrestre en pleine mutation. Le geste du peintre ne représente pas le paysage — il le génère, il le fait advenir dans la matérialité même de la peinture. Ernst ne décrivait pas un monde transformé, il performait cette transformation sur la toile, faisant de l’acte artistique non pas une mimesis mais une poiesis, une production réelle de nouvelles réalités matérielles.

Les sculptures de Joseph Beuys, avec leur utilisation de matériaux organiques — graisse, feutre, miel — soumis à des processus de transformation continus : n’anticipaient-elles pas cette nouvelle géologie où la matière est prise dans un flux perpétuel d’altération ? Beuys comprenait la sculpture non comme création d’objets statiques mais comme activation de processus énergétiques, comme manipulation de substances en devenir constant. La graisse qui fond et se solidifie selon les variations de température, le feutre qui absorbe et libère l’humidité, le miel qui cristallise puis redevient liquide : autant de manifestations d’une matérialité instable, transitoire, toujours en train de devenir autre chose qu’elle-même.

L’art contemporain n’a cessé d’explorer cette zone d’indétermination entre le naturel et l’artificiel, entre la matière brute et la matière transformée. Pensons aux interventions de Robert Smithson dans le paysage, à ses “Non-sites” qui déplacent des fragments de territoire dans l’espace muséal, brouillant les frontières entre le site géologique et sa représentation, entre l’in situ et l’ex situ. Ou aux installations de Pierre Huyghe qui créent des écosystèmes où s’entremêlent organismes vivants et artefacts technologiques, où des algues poussent sur des sculptures, où des abeilles construisent leurs ruches autour d’une tête sculptée. Ces pratiques ne font pas que métaphoriser notre relation complexe à la matérialité terrestre — elles la performent, l’actualisent, la rendent sensible dans l’expérience immédiate.

Ce que l’art nous révèle, c’est que la terre elle-même est artiste, qu’elle n’a jamais cessé de transformer sa propre matérialité, de se réinventer à travers des processus géologiques, climatiques, biologiques. Les mouvements tectoniques qui façonnent les montagnes, l’érosion qui sculpte les vallées, la sédimentation qui stratifie les roches : ne sont-ce pas là des gestes créateurs, des actes de transformation matérielle qui précèdent et excèdent toute intention humaine ? L’art ne fait qu’accélérer, intensifier, rendre visible ce travail incessant de la terre sur elle-même, cette auto-poïèse tellurique qui est la condition de possibilité de toute création humaine.

La Transmutation écartelée

Les nouvelles géologies mêlent les matières premières (la poussière d’étoile), les matières secondes (transformées) et bientôt ternaires (synthétisées) : à la fin il n’y aura que la matière qu’il y avait au début. Les organismes vivants eux-mêmes sont de la matière transformée, de la matière capable de se reprogrammer et de se reconfigurer. Si la peur nous saisit que des plantes transgéniques se reproduisent et prolifèrent sans contrôle possible, c’est que la terre elle-même est cette germination incessante : les flux ne s’arrêtent jamais, leurs arrêts sont une autre manière de continuer. Pas de prolifération transgénique sans prolifération génique. The Thing (1982) de J. Carpenter est cette prolifération en tous sens rendant indistincte original et copie.

Nous sommes faits de poussière d’étoiles, rappellent les astrophysiciens. Les atomes qui composent nos corps — carbone, azote, oxygène — ont été forgés dans le cœur brûlant d’astres disparus, puis dispersés dans l’espace par leur explosion avant d’être incorporés, des milliards d’années plus tard, dans la structure de notre planète, puis dans celle des organismes qui l’habitent. Cette généalogie cosmique de la matière terrestre nous rappelle qu’il n’y a jamais eu de matière “vierge”, de substance “pure” — seulement des configurations temporaires, des agencements transitoires d’éléments qui circulent depuis l’origine de l’univers. Notre corps même est un emprunt, une location temporaire d’atomes qui nous précèdent et nous survivront, qui ont déjà servi et serviront encore à constituer d’autres corps, d’autres objets, d’autres mondes.

Les plantes transgéniques qui suscitent tant d’inquiétudes ne font qu’expliciter, rendre visible un processus de transformation génétique qui est à l’œuvre depuis l’apparition de la vie sur Terre. L’évolution biologique elle-même n’est-elle pas une forme de transgénèse, une modification continue du patrimoine génétique des espèces en réponse aux pressions environnementales ? La différence n’est pas de nature mais de rythme, d’intensité, de direction. Nous accélérons et réorientons un processus qui nous précède, nous rendons technique ce qui était naturel — mais cette distinction elle-même s’effondre dès lors que l’on considère la technique comme un prolongement de la nature, comme une expression de cette même poussée créatrice qui anime la matière depuis ses origines.

Le film “The Thing” de John Carpenter illustre parfaitement cette angoisse face à l’indistinction croissante entre l’original et la copie, entre l’authentique et le simulacre. La créature extraterrestre qui peut imiter parfaitement n’importe quel organisme, jusqu’à en reproduire l’ADN, brouille toutes nos catégories d’identification. Elle n’est ni vraiment un parasite ni vraiment un prédateur, mais une forme de vie alternative qui opère par assimilation et reproduction mimétique. N’est-ce pas là une métaphore puissante de notre propre relation à la matérialité terrestre ? Nous aussi, nous assimilons, nous transformons, nous reproduisons — et ce faisant, nous devenons autres tout en restant nous-mêmes, nous altérons notre environnement tout en étant altérés par lui.

Cette circulation incessante de la matière, cette transmutation permanente des substances, n’est pas un phénomène récent lié à notre puissance technologique. Elle est le mode d’être fondamental de la terre elle-même, son principe ontologique premier. La roche devient sable sous l’action de l’érosion, le sable devient verre sous l’effet de la chaleur, le verre redevient poussière avec le temps — cycle sans fin où chaque forme n’est que le moment provisoire d’un flux continu. Notre intervention technique dans ces cycles ne fait qu’en modifier la vitesse, l’échelle, la direction — mais elle ne change pas la nature fondamentalement transformationnelle de la matière terrestre.

Au-delà de la Nostalgie

On peut percevoir ce phénomène comme une dégradation, comme un devenir, comme une structure : quelque chose ne s’arrête jamais et nous (en) sommes sans souffle. La pierre se mêle avec le plastique, les sacs sont ingérés par les organismes marins, ils meurent, s’adaptent, périssent. Nos organes sont infiltrés par des matières toxiques qui préservent les récoltes, morts les corps pourrissent moins vite d’avoir ingérés des conservateurs. Ce n’est pas une dégradation, quelque chose depuis l’origine (depuis le sans-origine) est à l’oeuvre qui dit ce trouble de la terre et des mondes. L’un est le principe de changement de l’autre, l’un et l’autre.

En-deça de la nostalgie et de la fascination, en-deça donc de la structure affective de la conjuration, il y a un autre affect, plus froid et neutre qui perçoit le grondement des mondes sous la terre et de la terre sous les mondes, ce grondement est notre histoire.

Face à ces transformations profondes de la matérialité terrestre, deux attitudes prédominent habituellement : la nostalgie d’une pureté perdue ou la fascination technophile pour ces hybridations nouvelles. La première déplore la contamination du naturel par l’artificiel, rêve d’un retour impossible à une nature vierge de toute intervention humaine. La seconde célèbre cette fusion comme le signe d’un progrès, d’une évolution nécessaire, d’un dépassement des limites anciennes. Ces deux postures, apparemment opposées, partagent pourtant un même présupposé : celui d’une séparation originelle entre la nature et la technique, entre la terre et le monde humain.

Mais qu’en serait-il d’une troisième voie, d’un regard qui se situerait en-deçà de cette dichotomie ? Un regard qui ne jugerait pas ces transformations selon le schème de la perte ou du gain, de la dégradation ou de l’amélioration, mais qui les percevrait comme les manifestations d’un processus plus fondamental, plus ancien que l’humanité elle-même ? La terre n’a jamais été identique à elle-même, elle a toujours été dans un état de métamorphose continue. Les extinctions massives, les bouleversements climatiques, les reconfigurations géologiques ne sont pas des accidents dans son histoire mais sa trame même, son mode d’être essentiel.

Les organismes marins qui ingèrent nos déchets plastiques, qui meurent ou s’adaptent à ces intrusions synthétiques, participent malgré eux à ce grand œuvre de transformation matérielle qui définit la vie terrestre. Les corps humains imprégnés de substances chimiques, qui se décomposent plus lentement après la mort du fait des conservateurs ingérés durant leur vie, s’inscrivent eux aussi dans cette économie générale de la matière en flux. Ce n’est pas que ces phénomènes ne soient pas problématiques sur le plan éthique ou écologique — ils le sont assurément — mais leur signification dépasse le cadre restrictif d’une simple “crise environnementale”. Ils révèlent quelque chose de plus profond sur la nature même de notre relation à la terre, sur l’entrelacement fondamental de nos histoires.

Ce qui est à l’œuvre depuis l’origine — et plus exactement depuis ce non-lieu, ce non-moment qu’est l’absence d’origine — c’est ce trouble constant de la terre et des mondes, cette indétermination fondamentale qui fait que l’un est toujours déjà contaminé par l’autre, que l’un est le principe de changement de l’autre. La terre change les mondes et les mondes changent la terre dans un mouvement circulaire qui n’a ni commencement ni fin. Notre histoire humaine n’est qu’un épisode dans cette vaste dramaturgie matérielle, une intensification locale d’un processus qui nous englobe et nous dépasse.

Il y a donc un affect plus froid, plus neutre, plus adéquat peut-être à cette réalité : celui qui perçoit le grondement sourd des mondes sous la terre et de la terre sous les mondes. Ce grondement n’est pas le bruit d’une catastrophe imminente, d’une fin qui approche — il est le murmure continu de la transformation, le son même de l’être en tant qu’il est devenir. Écouter ce grondement, c’est entendre notre propre histoire non comme un récit linéaire de progrès ou de déclin, mais comme une modulation particulière dans cette symphonie cosmique de la matière en mouvement.

Les nouvelles géologies que nous créons involontairement — ces strates mêlées de plastique et de pierre, de béton et de sable, de déchets électroniques et de sédiments naturels — ne sont pas seulement les témoins de notre empreinte sur la planète. Elles sont les archives d’une rencontre, d’une conversation matérielle entre l’humain et le non-humain, entre le technique et le naturel. Elles racontent une histoire plus complexe que celle de notre simple “impact environnemental” — elles narrent cette co-évolution troublante de la terre et des mondes, cette traduction mutuelle qui est peut-être la vérité dernière de notre présence ici.