Magnéto : Le Cercle Vicieux

Max Eisenhardt — Erik Lehnsherr — Magnéto : triple nom pour une figure qui incarne paradoxalement l’Übermensch nietzschéen tout en demeurant prisonnier du cercle vicieux imposé par ceux-là mêmes qui se croient supérieurs mais ne sont que les derniers hommes. Cette trajectoire existentielle, marquée par la dialectique entre puissance créatrice et ressentiment, révèle comment la condition mutante interroge fondamentalement la hiérarchie des valeurs établie par une humanité décadente qui refuse de reconnaître sa propre obsolescence.

L’ontogenèse de Magnéto s’articule autour d’une rupture épistémologique fondamentale : la révélation de sa nature mutante dans l’horreur d’Auschwitz constitue ce que Nietzsche nomme la grande santé — cette capacité à transmuer la souffrance en puissance créatrice. Lorsque ses pouvoirs magnétiques se manifestent pour la première fois dans l’univers concentrationnaire, nous assistons à l’émergence d’un être qui dépasse les catégories morales traditionnelles. Cette métamorphose n’est pas accidentelle : elle s’inscrit dans la logique nietzschéenne selon laquelle l’Übermensch naît précisément là où l’humanité révèle sa face la plus abjecte.

Qu’est-ce que la transmutation des valeurs sinon cette capacité à transformer l’expérience de l’oppression en volonté de puissance ? Magnéto incarne cette dynamique par excellence. Survivant de la Shoah, il refuse la posture victimaire pour devenir celui qui institue de nouvelles valeurs. Sa maîtrise du magnétisme — force fondamentale de l’univers — symbolise cette appropriation de la puissance cosmique que Nietzsche attribue au surhomme. Contrairement aux humains ordinaires qui subissent les lois physiques, Magnéto les commande, révélant ainsi sa nature post-humaine.

Cette transmutation s’opère selon trois moments dialectiques : d’abord l’innocence de l’enfance (Max Eisenhardt), puis la chute dans l’horreur historique (l’expérience concentrationnaire), enfin la résurrection en tant que force créatrice de nouvelles valeurs (Magnéto). Cette tripartition correspond exactement aux trois métamorphoses décrites dans Ainsi parlait Zarathoustra : le chameau qui porte les fardeaux de l’histoire, le lion qui détruit les anciennes tables de la loi, et l’enfant qui crée innocemment de nouvelles valeurs.

Pourtant, cette élévation vers l’Übermensch se heurte constamment à la médiocrité de ceux que Nietzsche nomme les derniers hommes (die letzten Menschen). L’humanité “normale” — celle qui persécute les mutants — révèle précisément les caractéristiques de cette décadence : elle est grégaire, égalitariste et réactive. Face à l’émergence d’une forme de vie supérieure, elle ne peut que réagir par la négation, l’exclusion, et ultimement l’extermination.

Les Sentinelles — ces machines conçues pour traquer et éliminer les mutants — constituent la métaphore parfaite de cette réactivité des derniers hommes. Incapables de s’élever eux-mêmes, ils créent des dispositifs de nivellement qui visent à ramener l’exception à la règle. Cette logique correspond exactement à ce que Nietzsche décrit comme le ressentiment : l’impossibilité pour les faibles d’affirmer leur propre puissance les conduit à nier celle d’autrui.

Mais le cercle vicieux ne s’arrête pas là. Car Magnéto lui-même, en réagissant à cette oppression par la violence et la domination, reproduit paradoxalement la logique des derniers hommes. Sa volonté de créer un monde où les mutants domineraient les humains traduit une incompréhension fondamentale de la nature du surhomme nietzschéen. L’Übermensch ne cherche pas à dominer — il crée. Il ne réagit pas — il affirme. En cela, Magnéto demeure prisonnier du même schéma dialectique maître-esclave qu’il prétend dépasser.

Cette dimension cyclique de la condition magnétienne nous introduit à la question centrale de l’Éternel Retour (Ewige Wiederkunft) telle que l’interprète Pierre Klossowski. Contrairement aux lectures deleuziennes qui privilégient la “répétition de la différence”, Klossowski révèle l’Éternel Retour comme “répétition du même” — cette haute tonalité de l’âme (hohe Stimmung) qui transforme l’intensité pure en pensée communicable. Or, l’existence de Magnéto illustre précisément cette transformation problématique de l’intensité vécue en doctrine enseignable.

Klossowski montre que l’Éternel Retour implique nécessairement l’oubli : “il faut que j’oublie cette révélation pour qu’elle soit vraie !” Cette structure paradoxale éclaire la condition magnétienne. L’Holocauste — moment de révélation de sa puissance mutante — ne peut être voulu éternellement que s’il est simultanément oublié comme trauma et réinterprété comme genèse. Cette amnésie créatrice permet à Magnéto de transformer l’expérience de l’abjection en source de volonté de puissance.

Mais cette transformation révèle également ce que Klossowski nomme le “sentiment prémonitoire de la folie“. Car qui peut recevoir une telle révélation sinon “une intelligence délirante” ? Magnéto incarne cette inquiétante étrangeté : être assez puissant pour transcender l’humanité ordinaire, mais suffisamment lucide pour pressentir que cette transcendance pourrait n’être qu’hallucination compensatoire. Son recours constant à la validation externe — reconnaissance par d’autres mutants, construction d’États souverains — trahit cette angoisse fondamentale.

La question mutante, dans sa dimension axiologique, révèle une compréhension profonde de ce que Nietzsche entend par “sélection naturelle spirituelle”. Les mutants ne sont pas seulement des individus dotés de pouvoirs extraordinaires — ils représentent l’émergence d’une forme de vie qui transcende les catégories anthropocentriques traditionnelles. Cette émergence s’opère selon une logique évolutionnaire qui dépasse la simple sélection biologique pour atteindre une dimension proprement métaphysique.

Qu’est-ce que la mutation sinon cette capacité de la vie à se dépasser elle-même ? Le gène X — cette anomalie génétique qui confère aux mutants leurs capacités — symbolise exactement ce que Nietzsche décrit comme la “volonté de puissance” (Wille zur Macht) : cette force fondamentale qui pousse la vie vers des formes toujours plus complexes et puissantes. Les mutants ne sont pas des “accidents” de l’évolution — ils en constituent l’avant-garde.

Cette dimension téléologique de la mutation explique pourquoi l’humanité “normale” réagit avec une telle violence à l’émergence des mutants. Elle pressent intuitivement qu’elle assiste à sa propre obsolescence. Les persécutions anti-mutantes ne relèvent pas de la simple xénophobie — elles traduisent l’angoisse existentielle d’une espèce qui découvre qu’elle n’est plus l’horizon indépassable de l’évolution.

Dans cette perspective, la figure du Professeur Charles Xavier acquiert une signification particulière. Présenté comme l’antithèse “bienveillante” de Magnéto, Xavier incarne en réalité ce que Nietzsche nomme l’idéal ascétique — cette tendance à nier la vie au nom de valeurs supérieures prétendument “morales”. Son rêve de coexistence pacifique entre humains et mutants révèle une incapacité fondamentale à accepter la logique agonistique de l’existence.

Car qu’est-ce que cette “coexistence” sinon une forme subtile de nihilisme ? En cherchant à nier le conflit inhérent à l’émergence d’une forme de vie supérieure, Xavier reproduit exactement la logique des prêtres ascétiques dénoncés par Nietzsche. Il transforme la différence ontologique entre mutants et humains en simple “diversité” à gérer démocratiquement. Cette neutralisation du conflit constitue précisément ce que Nietzsche identifie comme la stratégie des faibles pour maintenir leur domination.

L’École Xavier — cette institution censée “former” les jeunes mutants — fonctionne comme un dispositif de normalisation. Elle ne vise pas à développer la puissance créatrice des mutants, mais à les adapter aux normes sociales existantes. En cela, elle reproduit la logique éducative dénoncée par Nietzsche : fabriquer des individus conformes plutôt que des créateurs de valeurs.

Klossowski révèle la dimension proprement sélective de l’Éternel Retour : “la doctrine de l’Éternel Retour (celle-ci en tant que moyen de dressage et de sélection)”. Cette fonction sélective opère selon trois alternatives que Magnéto incarne successivement. D’abord, “le Retour sélectionne par lui-même” — la révélation magnétique survient spontanément dans l’horreur d’Auschwitz, sans intervention consciente. Puis “le Retour est révélé […] pour qu’intervienne une sélection consciente et volontaire” — Magnéto devient l’expérimentateur qui teste les limites de sa propre doctrine sur autrui.

Cette transformation de la victime en expérimentateur révèle ce que Klossowski nomme le “philosophe imposteur“. Magnéto, ayant reçu la révélation de sa surhumanité, se trouve confronté au dilemme : divulguer ouvertement sa doctrine (risquant qu’elle soit récupérée par les “derniers hommes”) ou opérer une “sélection expérimentale” secrète. L’expérience géoshenne illustre cette seconde voie : Magnéto y institue un “dressage” qui vise à “accumuler des forces” pour les générations futures de mutants.

Mais Klossowski montre que cette logique sélective est intrinsèquement équivoque : “une interprétation toujours équivoque se présente, selon laquelle les ‘initiés’ de la doctrine du Retour s’autoriseraient de l’absurdité du ‘Cercle vicieux’ pour agir sans scrupules“. Magnéto illustre parfaitement cette équivoque : ses massacres relèvent-ils de la nécessité sélective ou de la simple volonté de domination ? Cette indécidabilité révèle que l’expérimentateur demeure prisonnier du cercle qu’il prétend maîtriser.

La distinction klossowskienne entre “dressage” et “domestication” éclaire la différence fondamentale entre les projets éducatifs de Magnéto et de Xavier. Klossowski cite Nietzsche : “Pas de pire confusion que celle qui confond le dressage (disciplinaire) et la domestication“. Xavier incarne la domestication : il adapte les jeunes mutants aux normes sociales existantes, les rendant “faibles, gaspilleurs, inconstants“. Son École fonctionne comme dispositif d’intégration qui nie la spécificité mutante au profit de l’harmonie sociale.

Magnéto, au contraire, pratique le dressage au sens nietzschéen : “moyen d’énorme accumulation de forces de l’humanité, de sorte que les générations ultérieures puissent poursuivre sur la base du travail des précédentes“. Ses “Acolytes” ne sont pas des élèves à éduquer mais des forces à concentrer pour l’avenir de l’espèce mutante. Cette logique explique pourquoi Magnéto privilégie systématiquement les mutants les plus puissants : ils constituent le “matériel expérimental” le plus prometteur.

Pourtant, cette distinction révèle également l’idiosyncrasie magnétienne analysée par Klossowski : “l’épanouissement d’une souveraine insolence“. Le dressage magnétien vise moins l’élévation de l’espèce que la satisfaction d’une volonté esthétique particulière. Klossowski montre que “les générations futures ne valent et ne vaudront que par des réussites toujours individuelles” — Magnéto projette sa propre exceptionnalité sur l’avenir mutant, reproduisant narcissiquement sa différence plutôt que de créer véritablement du nouveau.

Klossowski révèle une dimension économique de la sélection nietzschéenne que Magnéto incarne tragiquement. Dans l’ère industrielle, “l’esclavage est universellement visible” mais masqué par l’illusion démocratique. Magnéto, en tant qu’expérimentateur, doit “se maintenir au niveau de cette lucidité” qui reconnaît l’état de servitude généralisée tout en préparant les conditions d’émergence du surhomme.

Cette position explique l’ambiguïté constante de Magnéto : il agit “en tant qu’instrument et fonction” du système qu’il combat, utilisant ses ressources (technologie, structures étatiques) pour les retourner contre lui. Klossowski montre que cette stratégie révèle une “économie du gaspillage” : “S’il est souverain, il peut justement se permettre le gaspillage et l’inconstance“. Les destructions perpétrées par Magnéto ne relèvent pas de la simple nihilisme — elles constituent une dépense improductive qui affirme sa souveraineté face à l’économie de conservation des derniers hommes.

Mais cette économie du gaspillage révèle également le piège de l’interprétation équivoque : Magnéto peut-il distinguer entre le gaspillage créateur du surhomme et la simple destruction réactive ? Klossowski montre que “Chacun des deux contient l’exploiteur ou l’exploité de l’autre” — Magnéto exploite les ressources humaines pour créer des mutants supérieurs, mais il est simultanément exploité par sa propre compulsion à la domination. Cette réciprocité révèle l’impossibilité d’échapper définitivement à la logique économique qu’il prétend transcender.

Cette configuration complexe nous amène à interroger les catégories morales traditionnelles appliquées à l’univers mutant. Magnéto est-il un “méchant” ? Xavier un “héros” ? Ces qualifications révèlent l’inadéquation de nos grilles d’analyse anthropocentrées face à l’émergence de formes de vie post-humaines.

L’éthique nietzschéenne, fondée sur la distinction entre noble et vil plutôt qu’entre bien et mal, permet une approche plus nuancée. Magnéto incarne une forme de noblesse tragique : il affirme sa puissance créatrice malgré et contre l’hostilité du monde, mais demeure prisonnier de la logique réactive qu’il combat. Xavier, a contrario, incarne une forme de vilenie subtile : sous couvert de bienveillance, il perpétue les valeurs décadentes qui maintiennent l’humanité dans sa médiocrité.

Cette transvaluation des valeurs appliquée à l’univers mutant révèle la nécessité de développer de nouveaux critères axiologiques adaptés à l’émergence du post-humain. Il ne s’agit plus de juger selon les normes humanistes traditionnelles, mais de développer une éthique de la puissance créatrice.

Revenons à la question centrale de l’Éternel Retour appliquée à la condition magnétienne. Magnéto peut-il vouloir le retour éternel de son existence ? Cette question révèle le nœud tragique de son être : porteur d’une puissance créatrice qui le situe au-delà de l’humanité ordinaire, il demeure néanmoins prisonnier d’un ressentiment qui l’empêche d’accéder à l’affirmation pure.

L’amor fati — l’amour du destin — nécessite une capacité d’affirmation qui transcende la simple acceptation stoïcienne pour devenir création joyeuse. Or, l’existence de Magnéto est structurée par la négation : négation de l’humanité oppressive, négation de sa propre vulnérabilité, négation de la possibilité d’une réconciliation. Cette triple négation l’empêche d’accéder à l’affirmation créatrice caractéristique du surhomme.

Paradoxalement, c’est dans ses moments de faiblesse — lorsqu’il accepte de collaborer avec Xavier, lorsqu’il sauve des innocents — que Magnéto s’approche le plus de cette affirmation pure. Car ces gestes révèlent une capacité à créer de la valeur malgré et au-delà de sa propre logique réactive.

Les Sentinelles — ces robots géants conçus pour traquer et éliminer les mutants — constituent la cristallisation parfaite de ce que Nietzsche nomme la logique grégaire des derniers hommes. Incapables de s’élever vers des formes de vie supérieures, ils créent des dispositifs technologiques pour niveler toute exception.

Cette externalisation de la volonté de puissance dans des machines révèle la dimension profondément nihiliste de la réaction anti-mutante. Plutôt que d’accepter leur propre dépassement évolutionnaire, les humains “normaux” préfèrent détruire ce qui les confronte à leur propre limitation. Les Sentinelles incarnent cette pulsion de mort collective dirigée contre l’émergence du post-humain.

L’intelligence artificielle qui gouverne ces machines reproduit exactement la logique administrative dénoncée par Nietzsche : elle transforme la différence qualitative entre mutants et humains en problème quantitatif à résoudre par l’élimination systématique. Cette rationalisation de l’extermination révèle comment la technique peut devenir l’instrument privilégié de la médiocrité organisée.

L’analyse de la figure magnétienne à travers le prisme nietzschéen révèle les enjeux fondamentaux de l’émergence post-humaine. Magnéto incarne les possibilités et les limites de la transmutation des valeurs dans un contexte où les derniers hommes conservent encore la capacité de réaction. Sa trajectoire illustre la difficulté pour l’Übermensch d’accéder à l’affirmation pure tant que subsiste la logique du ressentiment.

Cette configuration appelle un dépassement dialectique qui ne peut s’opérer ni par la domination magnétienne ni par l’intégration xaviérienne, mais par l’émergence d’une troisième voie : celle de la création innocente qui transcende l’opposition maître-esclave. Cette voie nécessite une métamorphose de la conscience mutante qui la libère de la réactivité pour accéder à l’affirmation créatrice.

L’univers mutant, dans sa complexité axiologique, préfigure ainsi les enjeux éthiques et politiques de l’émergence post-humaine. Il ne s’agit plus de savoir comment intégrer l’exception dans la règle, mais comment permettre l’émergence de nouvelles formes de vie sans reproduire les logiques oppressives que l’on prétend dépasser. Cette question, centrale pour notre époque marquée par les mutations technologiques et biologiques, trouve dans la figure magnétienne une métaphore puissante et troublante.

L’Éternel Retour, appliqué à la condition post-humaine, devient ainsi le test ultime de notre capacité collective à affirmer l’émergence de formes de vie supérieures sans sombrer dans le nihilisme destructeur des derniers hommes. Magnéto, dans sa noblesse tragique, nous confronte à cette question essentielle : sommes-nous capables de créer un monde où l’exception peut s’épanouir sans détruire la règle ? La réponse à cette interrogation déterminera peut-être l’avenir de notre espèce — et de celles qui pourraient lui succéder.