Les mondes logiciels

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Parfois, au détour d’un projet on essaye de nouveaux logiciels, de nouvelles fonctions, de nouvelles procédures. On se perd un peu dans leur fonctionnement en essayant de les apprendre. On décide de perdre son temps, peut-être pour fuir ce qu’on avait prévu de faire, peut-être même s’était-on engagé à réaliser quelque chose. On décide malgré tout (ou à cause de cela) d’essayer autre chose sans idée préalable. L’œuvre se fait ainsi.

J’étais donc en train de manier des cartes, des DEM, des fractales pour produire un paysage 3D glaciaire. Celui-ci est le produit de la superposition de plusieurs images : un height map pour l’élévation du sol, une texture, un normal map pour les détails, etc. Chaque image correspond à un élément particulier dans la construction du paysage qu’il sera possible, en fin de parcours, de parcourir en tous sens. Le paysage est donc réduit à cette superposition cartographique, la complexité d’un paysage est le fruit de pixels : là le noir pour le sol, ici le blanc pour le point le plus élevé, des gris pour les montées. En superposant des cartes, on produit un territoire.

Avant d’être un paysage en 3D, il y a donc ces images plates les unes sur les autres. Un empilement. Elles sont des vues de dessus, pour ainsi dire des prises de vue satellitaires, et c’est leur différence qui permettra de changer l’orientation du regard et de les voir sous toutes les facettes. Au début, le volume est plat, les images font sortir le paysage de terre.

Souvent derrière un logiciel il y a des publications scientifiques et techniques. Celles-ci sont une certaine compréhension du monde déterminée par une réduction : ce qui apparaît comme une totalité est décomposée, déstructurée puis recomposée, superposée. L’objectif de ces publications n’est pas de comprendre le monde tel qu’il est, à supposer qu’une telle compréhension soit possible. Ce ne sont pas des publications de type expérimentales qui doivent se confronter à l’épreuve des faits. Leur relation à l’expérience n’est pas une vérification, mais une production : il s’agit en effet de produire de nouvelles conditions d’expérience et de voir si celles-ci opèrent. Peut-on produire des paysages vraisemblables ? Peu importe que les fondements de cette production soit réalistes ou non, car le réalisme n’est pas en amont, mais en aval, c’est une conséquence non une cause, c’est une production non un donné ou un a priori.

C’est pourquoi, à mes yeux, un logiciel ne saurait être un moyen de création artistique. Je doute qu’en art il y ait même quelques moyens que ce soient, car ceux-ci supposeraient une fin. Manier un logiciel pour un artiste c’est se confronter à une certaine conception du monde. Ainsi Photoshop présuppose une certaine histoire de l’art (principalement la Renaissance). Word une certaine idée de l’écriture et de l’idée de brouillon. Il en est de même pour les logiciels 3D qui sont souvent liés à des modèles physiques puisqu’ils ont comme objectif de reproduire d’une façon vraisemblable une réalité partagée.

Il suffit de s’introduire dans certaines de ces décompositions (qui sont à la base épistémique et qui par l’intermédiaire des logiciels deviennent expérimentable), d’infléchir un peu leur usage classique recommandé par le mode d’emploi et les tutoriaux, pour non seulement produire un nouveau résultat, mais plus encore pour questionner la logique des mondes qui préside à tels ou tels logiciels. On entre ainsi par effraction dans autant de mondes possibles.

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Dans la série Splat (2015), on perçoit encore sans doute de façon sous-jacente le caractère cartographique des images avec l’érosion, les rivières asséchées, les lignes du paysage. Mais les images sont plus abstraites non du fait d’une volonté esthétique (on utilise seulement des images générées, on ne modifie aucune couleur, aucun effet), mais parce que les éloignant de leur instrumentalité initiale on touche par là même à la représentation. La compréhension des mondes induite par les logiciels concerne non seulement la connaissance, mais aussi la poétique (la manière de produire de l’artiste) et l’esthétique (la manière de ressentir du public). Du fait du renversement de la réalité qui est passée du statut de donné a priori à celui d’une production a posteriori, la question de la représentation (mimésis) est bouleversée et avec elle toute l’activité artistique.