L’expérience logicielle

Médium et langage

La différence entre les techniques et les technologies réside dans le logos. Les secondes sont des matières qui travaillent un langage logico-mathématique et réductionniste (les bits). C’est la vitesse de décomposition (la numérisation) et de recomposition (le traitement) qui provoque un effet sur les organismes que nous sommes. L’intelligence artificielle n’est pas un attribut des technologies, mais le résultat d’une corrélation entre elles et nous. Dans le test de Turing, on ne détermine pas l’intelligence en soi mais selon un effet de surface : il suffit de ne pas faire la distinction entre un être humain et une machine pour estimer que la seconde hérite des caractéristiques du premier.

Le flux numérique s’écoule entre les interstices de notre perception, s’infiltrant dans les failles de notre conscience sans jamais se laisser saisir entièrement. Comment appréhender ce qui, par essence, échappe à toute fixation ? Les bits, unités minimales du discours technologique, circulent à une vitesse vertigineuse, abolissant les distances et compressant le temps dans une simultanéité qui défie notre expérience corporelle. La fluidité numérique n’est pas simplement une métaphore commode : elle désigne cette capacité propre aux technologies contemporaines à se transformer sans cesse, à s’adapter aux contours de nos existences, à épouser les reliefs de nos désirs. Le déploiement du logos numérique s’accomplit dans cette plasticité fondamentale qui lui permet d’infiltrer tous les domaines du réel.

Considérons un instant l’écran sur lequel se manifeste ce flux : surface lisse où s’épanouissent les signes, membrane translucide qui sépare et relie simultanément deux mondes. L’écran vibre sous nos yeux, constellation mouvante de pixels qui s’allument et s’éteignent selon des patterns déterminés par une logique binaire. Le regard glisse sur cette surface, absorbé par le mouvement incessant des images, happé par le rythme saccadé des transitions. Nous sommes face à une entité paradoxale : totalement artificielle et pourtant intimement intégrée à notre expérience quotidienne. L’écran n’est pas un simple support technique mais l’incarnation d’une nouvelle modalité de notre rapport au monde : la médiation numérique.

La fluidité numérique s’accompagne néanmoins d’une rigidité fondamentale : celle du code binaire qui en constitue l’infrastructure invisible. Ce paradoxe est au cœur de notre expérience contemporaine : nous naviguons dans un univers apparemment souple, malléable, personnalisable, tout en étant contraints par les algorithmes qui en déterminent les possibilités. Le flux numérique s’écoule dans des canaux prédéfinis, suivant des trajectoires calculées. Quelle liberté reste-t-il dans cet espace quadrillé par la logique computationnelle ? La question n’appelle pas de réponse définitive mais ouvre un champ de réflexion sur les nouvelles modalités de notre existence technologique.

Le logiciel et le non-encore déterminé

Notre expérience est déterminée pour une part importante par les logiciels que nous utilisons et qui agissent sur nous. Les logiciels sont interactifs (hétéronome) et/ou automatiques (autonome), nous leur déléguons une part croissante de nos activités cognitives. Ils ne sont pas des médiums, au sens d’un support d’inscription, même s’ils sont déterminés par eux (disque dur, disquette, etc.). Les logiciels sont du langage traité : tout d’abord simplifié et discret (0 et 1), traité par des opérations et recomposé sous forme de signes perceptibles.

Dans l’espace numérique, le flux n’est jamais une simple circulation : il implique transformation, modulation, encodage et décodage. Le logiciel agit comme un transformateur d’énergies sémiotiques, convertissant des impulsions électriques en significations culturelles. Ce processus de traduction perpétuelle s’effectue dans l’épaisseur invisible des couches successives de code, des langages machine aux interfaces graphiques. Chaque niveau de cette architecture complexe filtre, ordonne et réoriente le flux informationnel. L’utilisateur perçoit-il la densité de ces médiations accumulées ? Rarement. La transparence apparente de l’interface masque efficacement la complexité des opérations sous-jacentes.

La temporalité du flux numérique échappe aux catégories traditionnelles : ni linéaire ni cyclique, elle procède par bifurcations, boucles et récursivités. Le temps de l’utilisateur se superpose à celui de la machine sans jamais coïncider parfaitement. Cette asynchronie fondamentale génère des tensions, des attentes, des frustrations : l’immédiateté promise par la technologie se heurte constamment aux limites matérielles de son implémentation. Le curseur qui tourne indéfiniment, la page qui tarde à se charger, le téléchargement qui s’interrompt : autant de ruptures dans la fluidité idéale du numérique, autant de rappels de sa matérialité obstinée.

Le logiciel, dans sa nature profonde, est indétermination structurée. Il contient virtuellement toutes ses actualisations possibles sans se réduire à aucune d’entre elles. Cette potentialité constitutive explique pourquoi notre rapport aux technologies numériques est marqué par l’attente permanente de la nouveauté : nous pressentons confusément que les possibilités ne sont jamais épuisées, que d’autres fonctionnalités, d’autres usages restent à découvrir. Cette promesse implicite d’un renouvellement perpétuel alimente le cycle de l’innovation et de l’obsolescence. Nous sommes pris dans ce flux d’actualisation permanente, emportés par le courant des versions successives, des mises à jour incessantes, des fonctionnalités émergentes.

Ce non-encore-déterminé du logiciel défie notre compréhension habituelle de la temporalité technologique. L’objet technique traditionnel était défini d’emblée par sa fonction et sa forme : une chaise, un marteau, une roue. Le logiciel, au contraire, possède une téléologie ouverte, une finalité qui se redéfinit constamment au fil de son utilisation. Cette indétermination constitutive fait écho à notre propre condition existentielle : êtres de projet, nous nous définissons moins par ce que nous sommes que par ce que nous pourrions devenir. Le logiciel serait-il, en ce sens, la technologie la plus anthropomorphique jamais créée ? Non pas parce qu’il imite superficiellement nos comportements, mais parce qu’il reflète structurellement notre inachèvement essentiel ?

Variable et contingence ontologiques

La logique numérique est contingente, c’est-à-dire non-encore déterminée, elle excède la causalité. Ce n’est pas en cherchant son essence originaire qu’on trouvera son avenir. Ceci explique le changement de rythme de nos sociétés occidentales qui sont passées de l’industrialisation à l’innovation et à l’obsolescence permanente. Cette accélération du rythme technologique n’est pas déterminée par une raison dernière dont il serait possible de dévoiler rationnellement le destin, c’est-à-dire ce qui lie une origine et une fin. Cette accélération est une exténuation, une consumation.

Le flux numérique altère profondément notre rapport à l’espace : ni totalement présent ni complètement absent, il instaure un régime d’ubiquité relative qui brouille les frontières traditionnelles. Les données circulent d’un point à un autre du réseau mondial, franchissant les distances géographiques en quelques millisecondes, créant un espace topologique continu où la proximité ne se mesure plus en mètres mais en connexions. Comment habiter cet espace fluide, sans centre ni périphérie clairement définis ? Les corps restent ancrés dans leur localité physique tandis que les consciences naviguent dans un ailleurs numérique : cette dissociation constitue peut-être la schize fondamentale de notre époque.

L’anxiété contemporaine trouve sa source dans cette fluctuation ontologique permanente. Nous ne parvenons plus à stabiliser notre compréhension du monde, à fixer des repères durables dans un environnement en perpétuelle reconfiguration. Le sol se dérobe sous nos pieds conceptuels. Les catégories héritées de la métaphysique classique – substance, accident, cause, effet – semblent inadéquates pour saisir la nature du flux numérique. Il nous faut inventer un nouveau vocabulaire, une nouvelle grammaire pour appréhender cette réalité mouvante : penser en termes de processus plutôt que d’objets, de relations plutôt que de substances, d’émergence plutôt que de causalité linéaire.

La contingence radicale qui caractérise l’univers numérique n’est pas simplement une limitation épistémique, une incapacité à prévoir ses développements futurs. Elle constitue sa structure ontologique même : le numérique existe sur le mode du possible, de l’éventuel, du virtuel actualisable. Cette modalité d’être défie notre conception traditionnelle de la nécessité et de la permanence. Nous ne sommes plus face à un monde stable dont il faudrait déchiffrer les lois immuables, mais immergés dans un processus de génération continue dont nous sommes simultanément les témoins, les acteurs et les produits.

Le mouvement perpétuel du flux numérique érode les distinctions ontologiques classiques : réel/virtuel, naturel/artificiel, humain/non-humain. Ces dichotomies, héritées d’une longue tradition philosophique, se dissolvent dans le continuum informationnel où tout devient convertible, traduisible, transformable. Un paysage peut être numérisé, modifié, recomposé, imprimé en trois dimensions : à quel moment cesse-t-il d’être “naturel” pour devenir “artificiel” ? La frontière s’estompe, remplacée par un dégradé de situations hybrides. Le flux numérique opère comme un solvant ontologique qui dissout les catégories établies et reconfigure notre compréhension du réel.

L’expérience numérique comme logique contingente

Le logiciel devient le nom d’une expérience, peut-être de l’expérience la plus importante de notre temps. Nous sommes avec un logiciel en contact avec ce que nous avons fait au/du monde, c’est-à-dire avec la logique. Le plus remarquable est sans doute que cette logique semble défier la compréhension commune du concept de “logique”. Par lui, on entend habituellement un enchaînement de cause à effet, une ligne suivie et construite dont chaque étape est solide. La logique actuelle est contingente et non-langagière, et c’est en ce sens-là seulement qu’on pourrait parler d’art logique pour désigner, faute de mieux, ce qui aujourd’hui émerge aux côtés de l’art classique, moderne et contemporain.

Le flux numérique transforme notre expérience sensible en profondeur : il modifie nos perceptions, reconfigure nos affects, réoriente nos désirs. Les couleurs qui illuminent l’écran ne sont pas simplement perçues, elles sont ressenties, incorporées dans notre économie émotionnelle. Le bleu d’une interface n’est pas le bleu du ciel : sa luminosité propre, sa saturation calibrée produisent une impression spécifique, induisent un état psychique particulier. La texture visuelle du numérique, avec ses dégradés parfaits, ses contrastes maîtrisés, ses animations fluides, constitue un environnement sensoriel inédit dans l’histoire humaine. Comment cette nouvelle écologie perceptive transforme-t-elle notre sensibilité ? Quels nouveaux régimes esthétiques émergent de cette immersion dans les flux visuels numériques ?

La temporalité du flux numérique s’inscrit dans une tension permanente entre l’instantané et le différé, l’immédiat et le médiatisé. Nous vivons dans l’illusion de l’accès direct, de la connexion instantanée, tout en expérimentant constamment des délais, des latences, des décalages. Cette ambivalence temporelle génère une forme particulière d’impatience contemporaine : habitués à l’immédiateté supposée du numérique, nous supportons de moins en moins l’attente, l’interruption, la discontinuité. Paradoxalement, cette intolérance au délai s’accompagne d’une fragmentation croissante de notre attention, dispersée entre multiples flux simultanés. Nous sommes à la fois plus exigeants quant à la vitesse de chaque interaction et moins capables de maintenir une concentration soutenue sur un flux unique.

La fluidité numérique n’est pas donnée mais construite : elle résulte d’un ensemble de conventions, de protocoles, d’infrastructures matérielles et logicielles qui standardisent les échanges. Cette normalisation invisible est la condition même de la circulation sans entrave des données. Nous naviguons dans un univers hautement codifié tout en ayant l’impression d’une liberté sans contraintes. Cette illusion de fluidité naturelle constitue peut-être le tour de force le plus remarquable des technologies numériques : faire oublier leur artificialité fondamentale, présenter comme évident ce qui est le produit d’une élaboration complexe et délibérée.

Le flux numérique nous confronte finalement à une question philosophique fondamentale : celle de notre rapport à la contingence radicale. Ni totalement maîtrisable ni complètement aléatoire, le devenir technologique échappe aux catégories traditionnelles de la nécessité et du hasard. Il instaure un régime d’incertitude structurée, de prévisibilité relative, d’indétermination encadrée. Comment habiter éthiquement et esthétiquement cette condition nouvelle ? Comment construire du sens dans un environnement caractérisé par la fluctuation permanente ? Ces questions restent ouvertes, appellent une réflexion continue qui ne saurait se clore sur des réponses définitives, mais qui peut néanmoins éclairer notre navigation dans les flux numériques qui constituent désormais l’élément même de notre existence contemporaine.