L’expérience logicielle
Médium et langage
La différence entre les techniques et les technologies réside dans le logos. Les secondes sont des matières qui travaillent un langage logico-mathématique et réductionniste (les bits). C’est la vitesse de décomposition (la numérisation) et de recomposition (le traitement) qui provoque un effet sur les organismes que nous sommes. L’intelligence artificielle n’est pas un attribut des technologies, mais le résultat d’une corrélation entre elles et nous. Dans le test de Turing, on ne détermine pas l’intelligence en soi mais selon un effet de surface : il suffit de ne pas faire la distinction entre un être humain et une machine pour estimer que la seconde hérite des caractéristiques du premier.
Si le numérique est basé sur des supports à accès non-linéaires, on ne saurait réduire le numérique à un médium, car c’est la relation à un logos déterminé qui importe. En effet, si dans quelques milliers d’années une conscience découvrait un support numérique, il ne parviendrait pas à y avoir accès. Il faudrait encore le décoder, mais d’une façon toute différente d’une écriture passée, car dans le cas du numérique c’est une partie de la lecture qui a été déléguée à un système automatique. Ce logos permet non seulement de réduire tous les autres logos en les intégrant, mais également de produire des effets sur toutes choses par l’énonciation performative. On pourrait fort bien analyser le destin occidental du logos du dévoilement occultant grecque jusqu’aux machines informatiques.
Le logiciel et le non-encore déterminé
Notre expérience est déterminée pour une part importante par les logiciels que nous utilisons et qui agissent sur nous. Les logiciels sont interactifs (hétéronome) et/ou automatiques (autonome), nous leur déléguons une part croissante de nos activités cognitives. Les logiciels ne sont pas des médiums, au sens d’un support d’inscription, même s’ils sont déterminés par eux (disque dur, disquette, etc.) Les logiciels sont du langage traité : tout d’abord simplifié et discret (0 et 1), traité par des opérations et recomposé (par exemple sous la forme de pixels à l’écran).
Le numérique n’est pas un médium mais une logique.
Bien sûr cette question, qu’on pourrait éclaircir en discutant les hypothèses de Bernard Stiegler sur l’intrication du logos et du support à la suite de Jacques Derrida, fait écho à certaines problématiques de l’art au siècle dernier, et en particulier aux oeuvres programmatiques de l’art conceptuel telles que Card File (1962). Toutefois, le langage restait un langage naturel et n’était pas ce logos informatique qui intègre toutes choses par binarisation.
Le logiciel en tant que logique est non-encore déterminé. Si dans le cas des médiums artistiques, que l’art classique et l’art moderne partageaient, le changement venait de l’usage singulier d’un matériau stable au fil du temps, le logiciel et le processeur ne sont pas stables. Ainsi, quand on achète un ordinateur on a l’idée de certains usages, mais au fil du temps de nouveaux usages vont apparaître, parce que de nouveaux logiciels vont inventer de nouveaux besoins. Cette indétermination du numérique démontre encore une fois qu’il s’agit moins d’un médium que d’un logos. Nous sommes déterminés par une logique in(dé)terminable.
Variable et contingence ontologiques
La logique numérique est contingente, c’est-à-dire non-encore déterminée, elle excède la causalité. Ce n’est pas en cherchant son essence originaire qu’on trouvera son avenir. Ceci explique le changement de rythme de nos sociétés occidentales qui sont passées de l’industrialisation à l’innovation et à l’obsolescence permanente. Cette accélération du rythme technologique n’est pas déterminée par une raison dernière dont il serait possible de dévoiler rationnellement le destin, c’est-à-dire ce qui lie une origine et une fin. Cette accélération est une exténuation, une consumation.
Cette logique fait muter le partage entre l’Etre et l’étant. Très concrètement, un ordinateur produit ontiquement quelque chose à partir d’une compréhension très particulière de l’Etre (la mise à plat par la numérisation, toutes choses étant décomposées en 0 et 1). Ce changement, qui ne cesse de changer, entraîne une anxiété qui est la grande affaire des entreprises du réseau Internet. Elles marchandisent l’attention, nous cliquons sans cesse pour atténuer ce grondement sourd de l’inquiétude, ce qui accentue notre angoisse et le sentiment d’être laissé vide. Anxiété face à un monde dont la raison dernière fait absolument défaut, non pas du fait de la limitation de la connaissance humaine, mais parce que ce défaut est inscrit dans l’Etre même.
Le logiciel devient le nom d’une expérience, peut-être de l’expérience la plus importante de notre temps. Nous sommes avec un logiciel en contact avec ce que nous avons fait au/du monde, c’est-à-dire avec la logique. Le plus remarquable est sans doute que cette logique semble défier la compréhension commune du concept de “logique”. Par lui, on entend habituellement un enchaînement de cause à effet, une ligne suivie et construite dont chaque étape est solide. La logique actuelle est contingente et non-langagière, et c’est en ce sens-là seulement qu’on pourrait parler d’art logique pour désigner, faute de mieux, ce qui aujourd’hui émerge aux côtés de l’art classique, moderne et contemporain.
ps : Imaginons Shot de Chris Burden comme un logiciel. Il est question de confiance, de délégation, d’un acte possible.
http://chatonsky.net/projects/infect
http://io9.com/the-10-algorithms-that-dominate-our-world-1580110464/+georgedvorsky