Libéralisme et autoritarisme vectoriel

La crise actuelle, qui appartient tant au régime politique que matérialiste, semble ne laisser la parole qu’à deux voix : le libéralisme et l’autoritarisme. Ce sont des deux côtés une certaine idée du corps pur qui est mis en jeu. D’un côté, c’est le corps individuel qui devient le moteur de l’émancipation, ses mauvais penchants sont détournés pour le bien commun. De l’autre côté, c’est le corps glorieux de l’abstraction qui dirige la multitude qui est incapable de prendre une direction homogène. Le corps individuel du libéralisme se dématérialise dans la valeur numéraire qui assure un échange indifférent entre toutes choses (corps compris, c’est la force de travail). Le corps abstrait de l’autoritarisme se matérialise dans les individus qui composent le peuple enfin unifié selon leur intérêt commun. Le mouvement est inverse, mais les composantes sont identiques : corps, abstraction, dématérialisation, incarnation.

Le bourdonnement incessant des serveurs, l’accumulation de données, la circulation frénétique des capitaux : un nouveau régime s’impose silencieusement, plus insidieux que ces deux apparents antagonistes. Ce régime, que l’on pourrait nommer fascisme vectoriel, émerge des entrailles mêmes du capitalisme des plateformes dont il constitue à la fois le prolongement et la mutation. Le capitalisme des plateformes se caractérisait par l’extraction de valeur à partir des interactions, la mise en relation médiatisée des individus, la captation des données comme nouvelle forme d’accumulation primitive. Il promettait une horizontalité, une désintermédiation, une démocratisation qui masquait la concentration effective du pouvoir entre les mains des propriétaires des infrastructures numériques. Ce capitalisme se présentait comme la réalisation parfaite du libéralisme, l’accomplissement d’un marché enfin débarrassé de ses frictions, la promesse d’un espace où chacun pourrait librement s’exprimer, échanger, créer.

La lumière bleutée des écrans caresse les visages, pénètre les corps, modifie imperceptiblement les rythmes biologiques : cette présence lumineuse n’est-elle pas le signe d’une nouvelle forme de domination, plus diffuse, plus enveloppante, plus totale ? Le fascisme vectoriel émerge lorsque les plateformes cessent d’être de simples infrastructures de médiation pour devenir des vecteurs d’orientation, de modulation, de programmation des comportements. Il ne s’agit plus seulement d’extraire de la valeur à partir des interactions, mais de façonner ces interactions elles-mêmes, de les orienter, de les canaliser selon des objectifs qui échappent à la conscience des participants. Le vecteur n’est pas simplement une ligne de transmission, un canal de communication : il est une force orientée, une direction imposée, une pression exercée sur les corps et les esprits.

Le bruissement continu des notifications, la vibration des smartphones dans les poches, le flux ininterrompu d’informations et de stimuli : cette présence sensorielle constante témoigne d’une transformation profonde de notre rapport au monde et aux autres. Le fascisme vectoriel se distingue de l’autoritarisme classique en ce qu’il n’impose pas explicitement une direction, une norme, une idéologie : il crée plutôt un champ de forces, un système de pressions et d’incitations qui orientent les comportements de manière diffuse mais efficace. Il ne s’agit plus de contraindre les corps par la violence physique ou symbolique, mais de moduler les affects, les désirs, les attentions par des techniques de plus en plus sophistiquées. La plateforme n’est plus un simple lieu d’échange, mais un dispositif de capture et d’orientation des flux de désir.

La chaleur dégagée par les centres de données, l’électricité consommée par les infrastructures numériques, les minerais extraits des entrailles de la terre pour alimenter cette économie immatérielle : cette matérialité occultée du numérique rappelle que le fascisme vectoriel, malgré ses apparences éthérées, repose sur une exploitation bien réelle des ressources et des corps. Le capitalisme des plateformes promettait une dématérialisation de l’économie, une libération des contraintes physiques, une émancipation par la virtualité. Le fascisme vectoriel révèle la violence matérielle qui sous-tend cette prétendue immatérialité : l’extraction minière, la consommation énergétique, la pollution électromagnétique, l’exploitation des travailleurs du clic, la destruction des écosystèmes.

Le crépitement des données qui circulent à travers les réseaux, le murmure des algorithmes qui analysent nos comportements, la respiration artificielle des systèmes automatisés qui décident pour nous : ces sonorités imperceptibles composent la bande-son d’une nouvelle forme de domination. Le fascisme vectoriel se distingue du libéralisme classique en ce qu’il ne prétend plus respecter l’autonomie des individus, leur capacité à choisir librement, leur rationalité souveraine. Il reconnaît au contraire la vulnérabilité fondamentale des sujets, leur perméabilité aux influences extérieures, leur manipulabilité par des techniques de plus en plus sophistiquées. La liberté n’est plus le principe fondateur d’un ordre social, mais la matière première d’une exploitation systématique : liberté de cliquer, de liker, de partager, de commenter, autant d’actions apparemment insignifiantes qui alimentent le dispositif de capture.

Le scintillement hypnotique des interfaces, l’alternance calculée des stimulations et des récompenses, la séduction permanente exercée sur nos sens : ces stratégies esthétiques constituent la phénoménologie propre du fascisme vectoriel. Celui-ci ne se présente pas comme une idéologie explicite, un programme politique, un projet de société : il s’insinue plutôt dans les plis du sensible, dans les interstices de l’attention, dans les automatismes du corps. Il ne s’impose pas par un discours cohérent, par une vision du monde articulée, par une promesse d’avenir : il opère par modulation continue, par ajustement permanent, par adaptation en temps réel. La plateforme n’est plus un simple outil au service des utilisateurs, mais un environnement qui façonne activement leurs comportements, leurs désirs, leurs relations.

La pulsation rythmique des notifications, l’accélération constante des flux d’information, la compression du temps entre le désir et sa satisfaction : ces temporalités induites par les plateformes numériques transforment profondément notre rapport au monde. Le fascisme vectoriel se caractérise par une manipulation systématique des rythmes vitaux, des cycles d’attention, des séquences d’action. Il ne s’agit plus simplement d’extraire de la valeur à partir des interactions, mais de synchroniser ces interactions selon des rythmes qui maximisent la captation d’attention, la production de données, la génération de profit. Le temps n’est plus cette dimension neutre dans laquelle se déploient librement les actions humaines, mais une variable manipulable, une ressource exploitable, un levier de contrôle.

L’écho des voix amplifiées par les algorithmes, la résonance des opinions conformes, le silence assourdissant des perspectives marginalisées : cette acoustique politique constitue l’une des modalités essentielles du fascisme vectoriel. Celui-ci ne censure pas explicitement les voix dissidentes, il ne les réprime pas directement : il les noie plutôt dans un flux continu d’informations, il les relègue aux marges de l’attention collective, il les prive d’audience par des mécanismes subtils de filtrage et de hiérarchisation. La plateforme n’est plus un espace public où s’affronteraient librement des opinions diverses, mais un dispositif qui oriente activement la formation des opinions, qui façonne les conditions mêmes de la discussion publique, qui détermine ce qui est visible, audible, discutable.

Le frémissement des corps connectés, la vibration des dispositifs mobiles contre la peau, la sensation diffuse d’être toujours potentiellement observé, évalué, analysé : ces expériences sensibles témoignent d’une transformation profonde de notre rapport à nous-mêmes et aux autres. Le fascisme vectoriel ne se contente pas d’exploiter des subjectivités déjà constituées : il façonne activement ces subjectivités, il les module, il les oriente selon des objectifs qui lui sont propres. Il ne s’agit plus simplement de surveiller les individus, de collecter des informations sur leurs comportements, de prédire leurs actions futures : il s’agit de transformer ces individus eux-mêmes, de reconfigurer leurs désirs, leurs affects, leurs manières d’être au monde. La plateforme n’est plus un simple miroir qui refléterait des identités préexistantes, mais une matrice qui produit activement ces identités.

La texture lisse des interfaces numériques, la fluidité apparente des interactions, l’absence de friction qui caractérise l’expérience des plateformes : ces qualités sensibles masquent la violence réelle qui sous-tend le fascisme vectoriel. Celui-ci ne se présente pas comme une rupture, une révolution, un renversement de l’ordre existant : il se déploie plutôt comme une intensification, une accélération, une radicalisation des tendances déjà présentes dans le capitalisme des plateformes. Il ne s’agit pas d’un événement spectaculaire qui marquerait l’avènement d’un nouveau régime, mais d’une transformation graduelle, imperceptible, qui modifie la nature même du pouvoir sans en changer les apparences. La plateforme ne devient pas explicitement autoritaire : elle intensifie simplement sa capacité à orienter les comportements, à façonner les subjectivités, à modeler les relations sociales.

L’odeur des composants électroniques, la chaleur des appareils en fonctionnement, le goût métallique que laisse parfois l’usage prolongé des technologies numériques : ces sensations rappellent la matérialité irréductible des dispositifs qui supportent le fascisme vectoriel. Celui-ci n’est pas une simple idéologie, un ensemble de croyances, une vision du monde : il est un agencement concret de corps, de machines, d’infrastructures, de flux d’énergie et d’information. Il ne s’agit pas d’une domination abstraite, désincarnée, immatérielle, mais d’une reconfiguration très concrète des relations entre les corps, les espaces, les temporalités. La plateforme n’est pas une entité virtuelle qui flotterait au-dessus du monde matériel : elle est un dispositif profondément ancré dans ce monde, qui le transforme, le reconfigure, le façonne selon ses propres logiques.

Le bruissement des données qui circulent entre les centres de traitement, le murmure des ventilateurs qui refroidissent les serveurs, la respiration artificielle des infrastructures numériques : ces sonorités constituent la bande-son d’une domination qui se présente comme service, comme facilitation, comme amélioration de l’expérience. Le fascisme vectoriel ne se déploie pas contre les individus, mais à travers eux : il mobilise leurs désirs, leurs affects, leurs aspirations pour alimenter son propre fonctionnement. Il ne s’agit pas de soumettre les corps à une discipline extérieure, mais de les engager dans un processus continu d’auto-optimisation, d’amélioration permanente, d’adaptation constante aux exigences fluctuantes du marché. La plateforme ne contraint pas explicitement les comportements : elle propose plutôt des incitations, des récompenses, des feedbacks qui orientent subtilement ces comportements dans la direction souhaitée.

La luminosité variable des écrans, l’alternance des stimulations visuelles, la modulation continue des ambiances chromatiques : ces stratégies esthétiques constituent l’une des modalités essentielles du fascisme vectoriel. Celui-ci ne s’adresse pas principalement à la raison, à l’entendement, à la capacité de jugement des individus : il vise plutôt leurs affects, leurs sensations, leurs réactions pré-réflexives. Il ne s’agit pas de convaincre par des arguments, de persuader par des discours, de rallier par des programmes, mais de moduler les états affectifs, de canaliser les flux de désir, d’orienter les attentions par des techniques de design de plus en plus sophistiquées. La plateforme n’est plus un simple outil de communication, mais un environnement qui façonne activement l’expérience sensible de ses utilisateurs.

Cette évolution du capitalisme des plateformes vers le fascisme vectoriel n’est pas le fruit d’un complot, d’une intention malveillante, d’un projet délibéré de domination : elle résulte plutôt de la logique interne du capitalisme numérique, de sa tendance à maximiser l’extraction de valeur, à optimiser les processus de capture, à intensifier l’exploitation des ressources attentionnelles. Le fascisme vectoriel n’est pas une déviation du capitalisme des plateformes, mais son accomplissement logique, son déploiement cohérent, sa réalisation pleine et entière. Il ne s’agit pas d’un accident de parcours, d’une dérive regrettable, d’une corruption d’un projet initialement émancipateur, mais de la manifestation de tendances qui étaient présentes dès l’origine dans la structure même des plateformes numériques.

Le fascisme vectoriel constitue ainsi une synthèse paradoxale des deux voix que la crise semblait opposer : il emprunte au libéralisme sa valorisation de l’individu, sa promotion de la liberté de choix, sa célébration de l’initiative personnelle, mais il les soumet à une orientation systématique, à une modulation continue, à une programmation subtile qui rappelle les mécanismes de l’autoritarisme. Il ne s’agit plus d’opposer la liberté individuelle à la contrainte collective, l’autonomie personnelle à la discipline sociale, mais de faire de cette liberté même le support d’une nouvelle forme de contrôle, plus efficace, plus pervasive, plus totale que toutes les précédentes. Le fascisme vectoriel ne supprime pas la liberté : il la capture, l’oriente, la met au service de ses propres finalités.

Cette transformation du capitalisme des plateformes en fascisme vectoriel n’est pas un phénomène uniforme, homogène, synchronisé à l’échelle mondiale : elle connaît des rythmes différents, des modalités diverses, des intensités variables selon les contextes géographiques, politiques, culturels. Elle ne constitue pas non plus un destin inéluctable, une nécessité historique, une évolution irréversible : elle rencontre des résistances, des détournements, des réappropriations qui en perturbent le développement, en compliquent la logique, en contestent la domination. Le fascisme vectoriel n’est pas un état stable, définitif, accompli, mais un processus dynamique, conflictuel, traversé de tensions et de contradictions.

La question qui se pose alors n’est pas tant de savoir comment revenir à un état antérieur, à un capitalisme des plateformes prétendument plus bénin, à un libéralisme numérique supposément plus respectueux des libertés individuelles, mais plutôt comment inventer de nouvelles formes de résistance, de création, de vie commune qui échapperaient à l’alternative stérile entre libéralisme et autoritarisme, entre individualisme et collectivisme abstrait, entre dématérialisation et incarnation autoritaire. Il s’agit de penser et de pratiquer des manières d’être ensemble qui ne se réduiraient ni à la somme des intérêts individuels ni à l’unité forcée d’une collectivité abstraite, des modalités de relation qui ne se limiteraient ni à l’échange marchand ni à la soumission disciplinaire, des formes de vie qui ne sépareraient pas la matérialité des corps et l’abstraction des codes.