Le logiciel libre comme stratégie artistique
Le concept de logiciel libre connaît depuis une dizaine d’années un grand succès dans la sphère artistique. S’il n’est pas question pour moi de remettre en cause les bienfaits d’une telle démarche et les apports du libre au développement de nouvelles solutions tant logicielles, matérielles que sociales, il sera ici question de développer un point de vue critique. Cette critique n’est pas négative, elle est un examen raisonné des conditions du logiciel libre, de ses limites. La critique doit ici s’entendre en un sens kantien.
En effet, le logiciel libre fait consensus. Tout le monde est d’accord pour dire que le libre a entraîné une meilleure circulation des idées et des compétences, un meilleur partage entre les êtres humains à un moment où les conditions du vivre ensemble étaient en crise et le sont toujours. Face à ce consensus, nous voudrions amener une petite dissonance et montrer que le logiciel libre s’il est mal interprété et mal utilisé peut entraîner des conséquences identiques à ce qu’il souhaitait contester.
Je vais donc résumer très brièvement les principaux points argumentatif de cette critique. Il va de soi que chacun de ces points mériterait un long développement et qu’il serait à cette fin nécessaire de replacer chacune de ces idées dans un contexte historique, tant du point de vue de la pensée que de l’art. Nous en ferons ici l’économie.
La norme
Aux yeux de certains, le logiciel libre devrait devenir une norme. Tout le monde devrait l’adopter. C’est là le point de vue évangéliste, stratégie de communication bien connue dans l’économie des nouvelles technologies. Le paradoxe du logiciel libre comme normativité et qu’il s’agirait d’imposer à tous le même choix.
Dans le domaine artistique les évangélistes font une erreur classique en tant qu’artiste. Ils généralisent leur approche artistique personnelle et veulent l’appliquer à tous. Ils font de la pratique artistique une universalité du même ordre qu’une méthodologie scientifique. Mais en art, nulle universalité si ce n’est potentiellement, à jamais différée, celle que pourrait constituer la perception toujours à venir.
Le logiciel libre, et il faudrait s’interroger longuement sur l’usage du concept de liberté dans ce contexte précis qui est la traduction de l’anglais open et/ou free, est-il encore libre quand il devient une norme? Peut-on donc imposer la liberté? La tyrannie du libre ne peut-elle pas succéder à la tyrannie de l’économique au sens capitaliste? Faut-il s’attacher au contenu de la tyrannie ou simplement à sa forme et à sa structure?
Par ailleurs, les évangélistes du logiciel libre défendent l’idée que celui-ci permettrait l’égalité de l’accès à l’informatique. Toutefois, cet argument est fallacieux parce que le logiciel libre remplace une inégalité économique (acheter un logiciel) par une inégalité d’ordre cognitif. Les logiciels libres supposent en effet la connaissance de la programmation et tout particulièrement quand on veut les utiliser pour les reprogrammer, ce qui est le plus haut niveau de la liberté du logiciel libre, sa réappropriation.
Peut-on imposer la liberté? Ne doit-on pas s’interroger non plus seulement sur l’économique mais aussi sur le politique dans sa forme normative? N’y a-t-il pas dans cette réflexion quelque chose qui intègre aussi bien l’économie de marché que l’économie du libre?
De la chose à l’outil
Malgré tout l’intérêt que l’on peut porter sur les réalisations du libre, il faut bien avouer que dans le domaine artistique ces productions sont souvent décevantes. Mais en quel sens? Il s’agit le plus souvent d’outils informatiques, ceux-ci sont mis à la disposition du public qui pourra par la suite créer une oeuvre particulière. Cette obsession dans la culture du libre pour l’outil est un symptôme fondamental et a de très nombreuses conséquences ontologiques. Il faudrait bien évidemment intégrer cette réflexion dans l’histoire de l’art est dans la place de plus en plus importante donnée au processus sur les réalisations proprement dites, aux concepts, aux relations.
Alors que les stratégies précédemment signalées dans l’histoire de l’art jouaient toujours d’un différentiel entre la tradition et la nouvelle proposition, le logiciel libre se présente comme une utopie, mais dans le sens précis d’un contre monde, qui est clos sur lui-même. Dès lors, l’oeuvre d’art la plus importante devient le logiciel, les images et les sons qui pourront être produits ne seront alors que des formes passagères. Le programmeur est l’artiste au sens plein du terme.
Mais on passe ainsi insensiblement de l’oeuvre d’art comme chose à l’oeuvre d’art comme objet ou comme outil. La différence ici consiste en ce que la chose est solitaire dans le monde, elle est considérée pour elle et par elle. L’objet, dont l’outil est une forme instrumentale, fait partie d’un réseau d’imbrication à d’autres objets, il est relationnel par nature. Le logiciel libre considère le logiciel comme la forme ultime de l’oeuvre d’art puisqu’un logiciel peut être mis à disposition de l’ensemble de la communauté. Mais ne doit-on pas s’interroger sur la dévalorisation de la chose et plus exactement encore sur la non coexistence entre la chose et l’objet. C’était en effet dans le partage entre les deux, puisqu’une chose peut toujours être considérée comme un objet est un objet peut être considéré comme une chose, que l’oeuvre d’art était transmise.
N’y a-t-il pas une certaine facilité, d’un point de vue esthétique, à considérer le logiciel comme, non pas une forme parmi d’autres d’oeuvres d’art, mais comme la forme d’art la plus achevée parce que la plus originaire, la plus en amont sur les formes concrètes de l’oeuvre d’art. L’art n’est-il pas justement la prise de risque d’une forme singulière, à la limite de la particularité et de l’anecdotique, choisi au milieu de millions d’autres formes possibles, et la raison de ce choix n’est peut-être qu’arbitraire, mais ce choix produit quelque chose, une occurrence dans le monde, incompréhensible peut-être, mais qui est perceptible, et qui donc produit quelque chose d’autre, de nouveau, d’inattendu dans ce monde déjà bien rempli.
On néglige paradoxalement que l’informatique n’est pas un médium neutre permettant de faire de belles oeuvres artistiques. L’informatique en tant qu’objet pris dans un réseau complexe de renvois est utilisée quotidiennement par les êtres humains en dehors de toute activité artistique et le logiciel libre n’est pas en ce domaine majoritaire. Pou réagir à la domination de la propriété dans l’informatique, les tenants du logiciel libre proposent une alternative, un autre modèle. Dans le domaine artistique ceci tend à couper la production esthétique de son contexte social en ne l’inscrivant que dans la négativité: nous utilisons nos propres outils. Il me semble que c’est mettre de côté une démarche teintée de pop art, de détournement et de retournement, tout aussi critique que l’est le logiciel libre et peut être même plus parce qu’elle part du terrain connu par tous, des logiciels et des ordinateurs effectivement utilisés par les individus et non d’un monde autonome et utopique. Choisir un logiciel ce n’est pas choisir un outil, c’est choisir une certaine relation au monde et c’est en cela un choix profondément esthétique que chaque artiste doit mener.
Gratuité et passe-temps
Une autre ambiguïté du logiciel libre me semble consister dans le passage de la liberté à la gratuité. Il va de soi que le logiciel libre n’est pas le logiciel gratuit, mais on ne pourra pas éviter cette question économique de la gratuité du logiciel libre parce qu’elle est souvent, cette gratuité, le mode de diffusion et l’argument principal du logiciel libre. Gratuit se dit en anglais “free” et le logiciel libre hérite de cet horizon. Cette traduction du mot est extrêmement symptomatique d’une certaine société, celle du libéralisme dans laquelle la condition de libération de l’individu est son économie, le fait que chacun peut gagner de l’argent et s’élever dans la société pour élever aussi son choix de décision et sa liberté propre, individuelle.
La gratuité implicite et non identique du logiciel libre a une conséquence fondamentale lorsqu’elle est appliquée à l’artiste. Parce que dans le logiciel libre comment gagne-t-on de l’argent? Cette question qui a donné lieu à de nombreux écrits peut être considéré par nous d’un autre point de vue : ne faudrait-il pas voir dans l’application du logiciel libre à la carrière d’un artiste un certain retour à la pratique artistique considérée comme un passe-temps? Si une oeuvre d’art est libre, alors elle est majoritairement diffusée sans rémunération (et ceci au-delà de certains arguments voulant limiter le libre à n’être qu’ouvert). Comment dès lors l’artiste gagne de l’argent? Je me souviens d’un informaticien que j’avais engagé pour programmer une oeuvre et il s’était offusqué de ne pas voir le code de cette oeuvre diffusée librement sur Internet alors même que je l’avais payé. Il y a là un évident paradoxe: la normativité du logiciel libre entendu dans sa dimension économique de gratuité fait fi de l’organisation économique de la société et remet l’artiste dans une situation de dépendance. Une oeuvre d’art vendu peut-elle être libre? Et si l’artiste ne diffuse qu’avec la méthode du libre ne devrait-il pas avoir à côté un autre travail? L’art est-il un travail s’il est sans économie ?
L’extension de la liberté
Au travers de ses différents arguments, qui mériterait chacun de longs développements, on remarque que les évangélistes du logiciel libre jouent sur un déplacement : ils utilisent parfois la notion de libre d’un point de vue uniquement technique comme ouverture du code d’un logiciel, et parfois ils utilisent le même concept du point de vue de la liberté que celle-ci soit économique, politique ou même artistique. Il va de soi que ce passage incessant d’une compréhension à une autre compréhension du libre ne peut que mener à des excès de langage et à des imprécisions conceptuelles. Celle-ci ont comme conséquence une emphase parfois délirante de ceux qui défendent le logiciel libre et où on reconnaît l’emphase propre à un extrémisme politique qui croit détenir la vérité et devoir convaincre chacun que celle-ci doit devenir universel. Or le problème de la liberté c’est que son extension et sa définition ne se correspondent jamais et que donc nul objet, nul projet, nulle idée ne peut rendre compte de la liberté comme telle. Elle n’est jamais réalisée parce qu’elle n’est ni une chose ni un objet. En croyant tenir avec le logiciel libre la solution miracle pour libérer la société il se pourrait bien que finalement on réalise l’inverse. La question étant dès lors la coexistence de différentes stratégies, de différentes singularités, de différentes logiques, et aussi de différentes formes d’art c’est-à-dire de différents artistes.