L’habitude de nos autres corps

Le corps n’est peut-être qu’une architecture d’habitudes, un assemblage de gestes répétés jusqu’à devenir invisibles à leur propre exécutant. L’habitude, ce concept dévalué, réduit au statut de simple répétition mécanique de l’identique—cet idéal du laboratoire scientifique cherchant la réitération parfaite des expériences, cette obsession fordiste appliquée à la chaîne de production—mérite d’être reconsidérée sous un jour nouveau.

L’habitude n’est pas cette chose morte, cette reproduction stérile que l’on imagine. Elle est plutôt une répétition de la différence, un paradoxe vivant. Quand j’exécute une habitude, quelque chose se répète, certes, mais ce n’est jamais strictement la même chose—ou bien, vu autrement, c’est toujours la même chose, mais jamais reproduite de façon absolument identique. Les séquences antérieures transforment l’identité présente, comme dans un flux musical où chaque note est colorée par celles qui précèdent. L’anticipation des séquences à venir bouleverse également l’identité de cette supposée répétition, créant une tension temporelle qui déforme l’acte.

Que l’on choisisse d’observer l’acte de répétition ou son objet, l’effectuation présente ou l’anticipation future, la rétention mnésique ou la prétérition, de toutes parts déborde le principe d’identité. Nous sommes suspendus à un programme qui, tout en permettant la répétition, produit inlassablement de la différenciation—semblable en cela à la boucle informatique qui, dans son itération, engendre l’inattendu.

La question de l’habitude est donc plus complexe qu’il n’y paraît initialement. L’habitude fonctionne comme un mécanisme de contrôle des flux corporels. Car que serait au juste un corps sans habitude? Un corps sans répétition qui, à chaque instant, devrait réinventer son fonctionnement? Un tel corps est-il même concevable? C’est peut-être la question vertigineuse posée par Beckett dans Compagnie ou explorée dans certaines performances de Bruce Nauman: répéter non pas pour accumuler, mais pour retirer, soustraire, extraire—jusqu’à frôler l’essence.

Il existe des habitudes conscientes et inconscientes. Observez le corps, cette machine d’habitudes. Observez la respiration, ce rythme primordial qui persiste jusque dans l’oubli du sommeil. Observez-vous le matin, lorsque vous vous levez dans la semi-pénombre et préparez machinalement le café, vos doigts trouvant d’eux-mêmes les objets nécessaires, votre corps se déplaçant selon des trajectoires invisibles mais précises, tracées par la répétition.

Examinez ce qui se répète dans votre existence: la bureaucratie quotidienne, les poubelles descendues à heure fixe, les sorties ritualisées, les vernissages aux conversations prévisibles, les lectures nocturnes, la consultation anxieuse de votre compte en banque. Notez la manière spécifique dont vous descendez l’escalier pour aller dehors—ce mouvement particulier du poids du corps transféré d’une jambe à l’autre—et cette façon si personnelle que vous avez d’insérer votre clef dans la serrure, ce microgeste répété des milliers de fois.

Les habitudes s’inventaient pour chaque corps, parfois jusqu’à l’obsession, à la manie, au rituel privé incompréhensible pour autrui. Mais elles étaient surtout politiques, collectives. C’étaient des symboles investis, surchargés de sens. Considérez l’impact profond des religions sur le réglage méticuleux des corps. Une religion n’est peut-être rien d’autre qu’un système de contrôle corporel, une structuration par habitudes: prière aux heures prescrites, restrictions alimentaires, codes vestimentaires, postures de dévotion, interdits sexuels.

Ces habitudes circulaient de personne en personne selon certains vecteurs de transmission qu’on subsumait parfois, par commodité ou par simplification excessive, sous le nom unique de culture ou de civilisation—ces grands récits qui masquent la multiplicité grouillante des gestes répétés qui constituent le tissu vivant de l’existence humaine.