L’habitude de nos autres corps
Peut-être le corps n’est-il structuré que par des habitudes. Si le concept d’habitude est dévalorisé comme étant une simple répétition de l’identique permettant l’analyse scientifique qui aime à réitérer les expériences de façon identique et qui s’est appliquée à l’organisation du travail (fordisme), on peut la considérer différemment comme une répétition de la différence. Lorsque j’ai une habitude quelque chose se répète mais ce n’est jamais la même chose ou, d’un autre point de vue, c’est toujours la même chose mais jamais répétée de façon absolument identique parce que les séquences précédentes transforment l’identité (modèle du flux musical) et parce que l’anticipation des séquences suivantes bouleversent également l’identité de la supposée répétition. On peut regarder la répétition ou l’objet de la répétition, l’effectuation ou l’anticipation, la rétention ou la prétérition, de tous les côtés ça déborde le principe d’identité parce que nous sommes suspendus à un programme qui tout en permettant la répétition, produit de la différenciation (principe de la boucle informatique).
La question de l’habitude est donc moins simple qu’il ne pourrait sembler au premier abord. L’habitude comme quelque chose qui vient contrôler les flux corporels, car qu’est-ce que serait au juste un corps sans habitude, un corps sans répétition qui à chaque instant inventerait son fonctionnement ? C’est peut être la question posée par Beckett dans Compagnie ou par certaines performances de Bruce Nauman: répéter non pas pour ajouter mais pour retirer,soustraire, extraire. Il y a des habitudes conscientes et inconscientes, voyez le corps, voyez la respiration, voyez le matin quand vous vous levez et que dans une semi-pénombre vous faites le café. Observez ce qui se répète, la bureaucratie, les poubelles, les sorties, les vernissages, les lectures, votre compte en banque, la manière dont vous descendez l’escalier pour aller dehors et cette autre façon que vous avez d’insérer votre clef dans la serrure.
Les habitudes s’inventaient pour chaque corps jusqu’à l’obsession parfois mais elles étaient surtout politiques. C’étaient des symboles investis, surchargés d’un sens. Voyez l’impact des religions sur le réglage des corps. Une religion ce n’est peut être que cela, un contrôle des corps, une structuration par habitude, prière, nourriture, habillement, etc. Les habitudes circulaient de personne en personne selon certains vecteurs qu’on subsumait parfois sous le nom unique de culture ou de civilisation.
“Ouvrir la porte, déposer à peine mon manteau, la main flottante prend la chaise, l’ordinateur est allumé, déjà disponible, la main prend la souris, déplace le curseur à l’écran, ferme les anciennes fenêtres, en ouvre une nouvelle, le monde est là”
“Puisque les sauts sont déconseillés dans le contrôle du flux d’exécution du programme, il existe une structure ‘propre’ qui permet d’abandonner le bloc courant pour exécuter un autre bloc de code et revenir ensuite à notre point de ‘digression‘. C’est la notion de sous-routine, procédure ou fonction. Cela permet d’écrire une seule fois un bloc de code qui sera exécuté à de nombreuses reprises dans un programme, depuis plusieurs endroits différents. Une fonction se déclare avec le mot clef sub, suivi du nom de la fonction, suivi du bloc de code à exécuter” (http://perl.developpez.com/faq/perl/?page=sectionB5). Il faut entendre dans la terminologie informatique ce qui relève de la répétition et ce qui relie donc le fonctionnement interne de l’ordinateur aux habitudes corporelles: routine, séquence, boucle, itération, arrêt, saut.
Observons à présent ce qui advient avec le réseau. Abandonnons l’apparence de l’immobilité (Virilio), voyons combien l’ordinateur structure nos corps et leurs habitudes, le rythme quotidien et la folie du désir: « Qu’est-ce qui passe sur le corps d’une société ? C’est toujours des flux, et une personne c’est toujours une coupure de flux. Une personne, c’est toujours un point de départ pour une production de flux, un point d’arrivée pour une réception de flux, de flux de n’importe quelle sorte ; ou bien une interception de plusieurs flux. » (http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=115&groupe=Anti+Oedipe+et+Mille+Plateaux&
langue=1). Les habitudes circulent, elles se traduisent de corps en corps, les images d’un corps investissent l’intimité de cet autre corps, elles se répandent (Dance with me) selon une logique du mème, c’est-à-dire d’une référence commune qui est un programme. Comment un programme, une réserve de possibilités dont le nombre n’est pas déterminé comme dans la répétition de la production industrielle mais dont le spectre est défini, peut-il devenir une référence? Le programme peut-il constituer une référence en tant que monde? Les jeunes femmes de Dance with me étaient corps, elles sont devenues images, elles redeviennent corps, mais ce jeu de circulation a bien sûr tout changé, ce n’est pas le même corps, cela ne l’a peut être jamais été car un corps dès qu’il anticipe son enregistrement visuel et donc sa diffusion, sait qu’il y a d’autres corps, des habitudes qui sont leurs langages secrets, chacun d’entre eux.