Les divisibles

Être divisible indéfiniment non seulement par découpe, mais aussi par traduction et transduction. Passer d’un divisible à un autre divisible, sans jamais cesser la division ou sans que la division produise une unité sur laquelle on pourrait s’arrêter et se fixer. Être divisible à l’opposé de la prétention spontanée des structures de ne constituer qu’un seul corps bien organisé et localisé, qui se maintiendrait à part du reste, souverain.

N’est-ce pas dans cette divisibilité infinie que se joue le paradoxe fondamental de notre contemporanéité numérique ? Car la numérisation, dans son principe même, opère par décomposition et recomposition : elle découpe le continu en unités discrètes, transforme le flux en séquence d’états, traduit la qualité en quantité mesurable. Et pourtant, cette opération de découpe n’aboutit jamais à une unité définitive, à un élément indivisible qui constituerait le fondement stable du processus. Le bit, cette unité supposée minimale de l’information, n’est lui-même qu’une convention, une abstraction qui peut toujours être décomposée en processus plus fins, en événements plus élémentaires.

Ainsi se dessine une numérisation qui n’est plus celle de la décomposition analytique et de la recomposition synthétique, mais celle d’un mouvement perpétuel de traduction et de transduction, où chaque état n’est jamais que le passage vers un autre état, où chaque configuration n’est jamais que la transition vers une autre configuration. Une numérisation qui n’arrête pas le flux, qui ne fixe pas le mouvement, mais qui en épouse les contours, qui en suit les méandres, qui en accompagne les transformations.

Cette divisibilité sans repos s’oppose frontalement à la prétention des structures à la souveraineté, à l’autonomie, à l’unité organique. Car la structure, dans sa conception classique, suppose toujours une limite, une frontière qui distingue l’intérieur de l’extérieur, le propre de l’impropre, l’identité de l’altérité. Elle présuppose la possibilité d’une clôture, d’une délimitation qui permettrait de circonscrire un domaine homogène, de constituer un “corps bien organisé et localisé” qui se tiendrait à distance du reste, qui maintiendrait son intégrité face aux flux qui le traversent.

Être divisible pourrait être le nom donné à une numérisation sans point fixe, une numérisation sans décomposition et recomposition finales. La numérisation comme processus infini (tout comme l’interprétation est infinie puisque son régime est indéfini, il y aura toujours un autre pour interpréter).

Cette numérisation sans point fixe nous invite à penser autrement notre rapport au monde, à l’autre, à nous-mêmes. Non plus sous le signe de l’identité stable, de la propriété assurée, de la frontière définie, mais sous celui du passage, de la transformation, de la métamorphose continue. Non plus comme des structures autonomes, souveraines, qui se tiendraient à distance des flux qui les traversent, mais comme des nœuds temporaires dans un réseau de relations, comme des configurations provisoires dans un processus de différenciation permanent.

L’analogie avec l’interprétation infinie est ici éclairante : tout comme il n’y a pas d’interprétation définitive, il n’y a pas de numérisation ultime. Chaque traduction appelle une nouvelle traduction, chaque transduction ouvre à une nouvelle transduction. Le processus ne s’arrête jamais car il n’y a pas de terme final, pas de vérité dernière à atteindre, pas d’état d’équilibre à préserver.