Les deux volontés / The Two Wills
Les crises écologique et pandémique vont provoquer, et provoquent déjà, une exigence croissante de changement, de réalisme et d’action. Le champ artistique, en tant que signe de l’imaginaire en devenir, est grandement affecté par ces mots d’ordre et le milieu de l’art semble se réorganiser de part en part autour de ces problématiques faisant preuve d’une capacité à se transformer et à s’adapter à une situation qui apparaît aux yeux de beaucoup comme nouvelle. Chacun semble se mettre en ordre de bataille.
On demande aux artistes d’être écologiques, décroissants et responsables. Ils devraient proposer des solutions et être utiles. Il nous faudrait atterrir et aider tout simplement la société à transformer ses représentations pour permettre d’opérer un tournant radical afin de dépasser l’extractivisme, le productivisme et le consumérisme de l’époque industrielle.
Au-delà de la responsabilité et du rôle démesurés qu’on accorde ainsi aux artistes et qui n’est qu’un autre signe de l’ambivalence à leur égard, il faut souligner qu’ici certains théoriciens, qui sont le plus souvent ignorants de la production artistique actuelle, semblent retrouver un rôle de guides qui orienteraient les pratiques artistiques. Retournant à la traditionnelle hiérarchie voulant que dans les arts libéraux, la forme soit guidée par l’idée, la parole théorique, plutôt que d’observer les formes qui émergent aujourd’hui dans les pratiques expérimentales, ne se tournent que vers celles servant d’exemplification à leurs idées et souhaitent sans doute devenir une source d’inspiration et de direction pour les artistes devant suivre leurs judicieux conseils.
On exige des artistes des propositions, utopiques peut-être, mais qui pourraient avoir quelques utilités sociales. Cette question de l’utilité, ce mot d’ordre de la praticité sont fondamentaux parce qu’ils relèvent d’une logique volontariste tout autant qu’instrumentale. Et c’est bien en ce qu’ils ne font que déplacer la volonté qu’ils répètent, en l’occultant, ce qu’ils espèrent dépasser : l’Arraisonnement.
D’un côté, l’usage industriel du monde apparaît comme une volonté de puissance déchaînée qui s’abstrait des conditions matérielles, c’est-à-dire terrestres, de son effectuation. D’un autre côté, si on souhaite dépasser cette logique c’est en lui répondant par une volonté plus forte, plus déterminée, seule à même de parvenir à suspendre son infernale répétition.
D’un côté comme de l’autre, la volonté qui serait seule à même de réaliser le tournant dont nous avons besoin. La volonté permettrait de passer de l’idée qui comprend la situation catastrophique dans laquelle nous sommes plongés à une transformation matérielle. Et c’est précisément cette volonté que l’on cherche à projeter aussi dans le domaine artistique qui devrait, comme les autres domaines, être utile à cette révolution de nos sociétés industrielles. C’est ainsi que si le contenu change, la méthode reste la même : la soumission de la matière à l’idée parce que c’est cette dernière qui serait seule à même de lui donner une nouvelle forme.
Ce que la tradition nous a laissé sous le nom d’hylémorphisme, comme passage de la matière à la forme par la volonté, me semble être l’une des structures fondamentales du conflit entre la Terre et les mondes, conflit qui produit l’extinction en cours.
On comprend alors que les deux volontés se ressemblent et se répètent. Ainsi le mot d’ordre permanent à réagir et à agir en donnant à ces actions une bonne direction, celle qui permettrait de nous sauver et de rétablir des conditions communes d’habitabilité, ressemble terriblement à l’Arraisonnement, c’est-à-dire à la volonté de puissance qui s’abstrait de la matérialité terrestre. C’est d’ailleurs pour cette raison que les différents appels d’offres, associations, initiatives dans le champ culturel souhaitant participer au changement nécessaire, utilisent, sans le savoir, cette volonté de puissance en prenant la forme de la bonne volonté. Le travail d’Olafur Eliasson me semble être un représentant de cette volonté de puissance prenant la forme d’une bonne volonté écologique mais qui reste en son fondement égologique.
Il nous faut encore, et pour la pensée théorique et pour la production artistique, à laisser être, c’est-à-dire à nous détourner tant de l’actif que du passif, pour préférer la passibilité.
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The ecological and pandemic crises will, and already are, provoking a growing demand for change, realism and action. The artistic field, as a sign of the imaginary in the making, is greatly affected by these watchwords and the art world seems to be reorganizing itself from one side to the other around these issues, demonstrating a capacity to transform and adapt to a situation that appears to many to be new. Everyone seems to be putting themselves in a battle order.
Artists are asked to be ecological, decreasing and responsible. They should propose solutions and be useful. We should land and simply help society to transform its representations so that a radical shift can be made to overcome the extractivism, productivism and consumerism of the industrial age.
Beyond the inordinate responsibility and role that artists are thus given, which is just another sign of the ambivalence towards them, it should be pointed out that here certain theorists, who are most often ignorant of current artistic production, seem to be rediscovering a role as guides who would orient artistic practices. Returning to the traditional hierarchy that in the liberal arts, form is guided by idea, theoretical speech, rather than observing the forms that are emerging today in experimental practices, they turn only to those that serve as examples of their ideas and no doubt wish to become a source of inspiration and direction for artists who must follow their wise advice.
Artists are required to make proposals, perhaps utopian, but which may have some social utility. This question of usefulness, this watchword of practicality, is fundamental because it is as much a question of a voluntarist logic as of an instrumental one. And it is in that they only displace the will that they repeat, by concealing it, what they hope to overcome: Boarding.
On the one hand, the industrial use of the world appears as a will of unbridled power that is abstracted from the material, that is to say earthly, conditions of its execution. On the other hand, if we wish to go beyond this logic it is by responding to it with a stronger, more determined will, the only one capable of suspending its infernal repetition.
On one side as on the other, the will that alone would be able to achieve the turning point we need. The will would make it possible to move from the idea that understands the catastrophic situation in which we are immersed to a material transformation. And it is precisely this will that we seek to project also in the artistic field, which should, like other fields, be useful to this revolution in our industrial societies. Thus, if the content changes, the method remains the same: the submission of matter to the idea because it is the latter that alone would be able to give it a new form.
What tradition has left us under the name of hylémorphisme, as a passage from matter to form by will, seems to me to be one of the fundamental structures of the conflict between the Earth and the worlds, a conflict that produces the extinction that is taking place.
One understands then that the two wills are similar and repeat themselves. Thus the standing order to react and act by giving these actions the right direction, the one that would allow us to be saved and to re-establish common conditions of habitability, is terribly similar to Boarding, that is to say, the will to power that is abstracted from earthly materiality. It is for this reason, moreover, that the various calls for tenders, associations, initiatives in the cultural field wishing to participate in the necessary change, unknowingly make use of this will to power. Olafur Eliasson’s work seems to me to be a representative of this will to power which takes the form of ecological goodwill but which remains in its egological foundation.
We still need, both for theoretical thinking and for artistic production, to let be, that is to say to turn away from both assets and liabilities, in favour of passibility.