Les deux codes

Sans doute faut-il distinguer deux relations au code. Le code est un concept central en informatique, il désigne lune série de signes qui sur plusieurs niveaux, du code machine à la programmation et à l’affichage sur une interface de sortie, permet de développer l’information.

La caractéristique la plus frappante du code informatique c’est qu’il n’est pas sémantique. On ne peut pas le lire à la manière d’un ensemble de mots et de phrases contenues dans un livre. Le code est caractérisé par un découpage binaire constitué de zéro et de un, dont les séries sont rapidement recomposées grâce à un processeur. Le code a la propriété de pouvoir être traduit indéfiniment du fait de son caractère non sémantique. On reporte ainsi une série de points sur d’autres points. C’est ce que j’ai nommé ailleurs la tra(ns)duction qui ouvre la possibilité d’une mutabilité sans bornes parce qu’il n’y a pas de contrainte  référentielle. C’est la relation entre l’apparente simplicité du binaire, la vitesse de recomposition et la tra(ns)diction qui produit la puissance propre de l’informatique. Le code asémantique, par binarisation et recomposition, produit un univers de sens dans lequel quotidiennement nous naviguons. L’informatique n’est pas sémantisée mais le devient progressivement.

L’émergence de la signification à partir du code binaire est un noeud problématique pour l’esthétique numérique. Nous pourrions distinguer au moins deux stratégies explicatives: premièrement une stratégie platonicienne de type scientifique qui considère que la pure codification et ses traductions successives ouvre un univers de sens. Deuxièmement, une stratégie esthétique qui remarque que la constitution du sens est le produit de la rencontre entre du non sémantique, c’est-à-dire des lacunes, et une supposition de sens chez le lecteur. Ce n’est pas seulement que celui-ci produit la signification en prenant pour prétexte l’absence de signification du code. C’est que cette absence est un manque qui a certaines qualités et qui permet justement l’émergence du sens. Ces deux explications sont aussi des modèles ontologiques. Les postures qui permettent d’expliquer l’émergence de la signification dans le flux informatiques sont multiples mais relèvent d’une polarité entre les deux stratégies qui se nuancent l’une et l’autre.

Ma pratique artistique relève, vous l’aurez compris, de la seconde stratégie. Elle ne s’inspire pas de l’univers scientifique et de la passion pour le combinatoire. Celle-ci peut être désignée comme une esthétique mathématique : elle consiste à accorder une certaine valeur esthétique aux jeux mathématiques et à en faire la source de la signification comme si il existait une mathématique universelle, ceci pouvant s’entendre tout autant comme une naturalisation des mathématiques (Pythagore) que comme une mathématisation de la nature (nominalisme). On connaît bien cette passion pour les mathématiques, elle traverse l’histoire de l’Occident. Mais pour ma part il n’y a nul attrait pour cet univers et c’est sans doute pour cette raison que je ne suis pas fasciné par le formalisme c’est-à-dire par le jeu de formes mathématiques qui privilégie toujours la notion de modèle, c’est-à-dire l’écriture sous-jacente. Mes expérimentations m’ont plutôt poussées vers la narration, l’écriture de dialogue pour des acteurs, et je dois bien l’avouer vers une forme de réalisme cinématographique, même si ce fut pour disjoindre les concepts de fiction et de narration.

Cet autre rapport au code informatique est étrange parce qu’avec l’informatique on pourrait s’attendre à un univers principalement mathématique. Mais il me semble qu’à travers l’analyse que je suis en train d’effectuer historiquement et théoriquement de la notion de flux, une autre figure apparaît, encore indistincte parce que moins visible dans l’histoire occidentale, mais sous-jacente, structurante, fondant pour une grande part ce qui a cru être sa propre origine c’est-à-dire la passion mathématique.