Les démesures du temps et de l’espace
La démesure a été principalement conçue dans le domaine des arts en tant que sublime c’est-à-dire comme décollement entre l’objet et la perception, entre le phénomène et les facultés. C’est dire là que cette démesure était le fruit d’une relation subjective et concernait donc le sujet sentant et ressentant.
Or il existe d’autres formes de démesure qui ont toujours constituées l’aiguillon de mon travail : il y a des oeuvres qui dépassent objectivement les facultés de réception du regardeur. Il ne s’agit pas seulement d’une illimitation herméneutique suivant laquelle, puisque chacun perçoit les choses différemment, l’interprétation d’une oeuvre est aussi multiple que les singularités qui y ont accès. Il s’agit de travaux artistiques qu’on ne peut tout simplement pas consulter en totalité parce que la durée d’une vie n’y suffirait pas. Cette illimitation peut provenir de l’activité de l’humanité même, c’est le cas d’Internet qui est un univers quasi-infini, qui grandi plus vite que le temps pris à le consulter.
Il faut dès lors faire attention et distinguer l’espace de l’oeuvre du temps de la perception. L’oeuvre s’étend dans un espace déterminé parce qu’elle est profondément matérielle. Elle n’est pas en soi longue ou courte, elle ne l’est qu’au regard du temps que l’on met à la parcourir. Le temps est donc toujours temporalisation, fut-ce par l’usage d’une chronologie mécanique élaborée par la technique montre, et est donc en ce sens toujours quelque chose qui relève de la subjectivité. Le temps c’est l’espace en tant qu’il est parcouru par un sujet, en tant qu’il est donc déplié. La démesure dont nous parlons donc est celle non du temps mais de l’espace. Elle relève de la capacité des ordinateurs à constituer des espaces de mémoire d’une surface très grande et que la perception n’a pas le temps de déplier dans le temps. Il y a pour le sujet deux temps : un temps de la perception et un temps de l’existence, ce dernier doit être supérieur au premier. On ne perçoit qu’à la mesure de sa vie.
La démesure spatiale quant à elle est orientée vers l’objet et relève de sa solitude. Cette dernière n’est pas absolue parce que par des moyens relationnels nous pouvons nous en faire une certaine idée approchante. Les conditions de cette approche restent encore à déterminer mais ne relèvent sans aucun doute pas de la constitution d’une vérité comme parfaite adéquation (fut-elle régulatrice) entre d’une part la démesure de l’espace et d’autre part la démesure de la temporalisation. Il y a bien sûre la tragédie de la perception et de la perception de la perception, c’est-à-dire du sujet qui perçoit en retour la faille de son système perceptif et le désaccord toujours possible entre les facultés. Mais il y a aussi sans doute la tragédie de la solitude de l’objet : c’est par exemple le cas dans un film célèbre de la scène dans laquelle on voit un sac plastique qui virevolte devant un mur de briques. Cette scène inspirée par une installation d’art contemporain nous montre un déchet, qui pourrait être cher à Benjamin, et qui présente quelque chose qui dépassera non seulement probablement notre vie singulière mais aussi peut-être l’existence même de l’humanité. Ce déchet est plus grand que nous, il nous dépasse dans son idiotie et dans sa solitude, il ne vaut ni plus ni moins que toute autre chose. On perçoit déjà les lignes d’un monde désertique, d’un univers inhabité, d’un désert. Nous ne sommes plus là – disparition – on ne sait si c’est avant ou après, si c’est le passé ou le futur, mais qui est ce « on »? Qui parle ainsi? Qui porte un jugement? Qui peut même percevoir cette absence? Cette solitude impossible que nous la portons, sans doute nous rapproche-t-elle un peu plus de la solitude de ce sac plastique qui virevolte dans la ville et sans est-ce cela que nous pouvons attendre de certaines oeuvres d’art.