L’emprise / The Right-of-Way
À quel moment cela-t-il eu lieu ? Est-ce le fruit d’une décision ? La volonté qui guide les êtres humains leur appartient-elle ? Existe-t-il une volonté dont ils seraient les instruments ? Quelle structure historique est sous-jacente à cette relation au monde, à la matière, à la forme qui a produit un mode de production et de consommation autant que de désir ? Quelle est cette condensation de l’histoire ? Est-ce spécifique à la civilisation occidentale ou celle-ci n’est-elle elle-même qu’une des formes possibles de cet arraisonnement ? Quelle est cette emprise qui est aussi notre faiblesse ?
Nous y sommes plongés quotidiennement. Cette relation est le présupposé constant de notre monde et sans doute cette omniprésence la rend-elle imperceptible et si difficilement définissable. Pourtant ses conséquences sont multiples et prennent des proportions climatiques, géologiques, écologiques qui semblent elles-mêmes d’une présence si étendue que nous ne parvenons pas à en faire des phénomènes nettement appréhendables, comme si quelque chose excédait notre décision, quelque chose qui précisément en était le fruit.
Pourra-t-on reconstituer le fil logique de la genèse et des mutations de cette emprise du monde ? S’il y a eu des décisions idéologiques, nulle volonté totalisable dans tout ceci, mais une avalanche de causes et d’effets que rétrospectivement nous reconstruisons comme inéluctable. Sans doute, tout ceci aurait-il pu tourner autrement. Sans doute.
Mais nous voilà devant un monde qui est devenu « notre » et qui entrelace d’une façon inextricable les causes et les effets, ce qui est donné et ce que nous avons construit. Pourtant ces constructions sont si fragiles et instables qu’il est même peu croyable qu’elles continuent à fonctionner. Tous nos réseaux sont d’une telle précarité comme si la domination tirait sa puissance d’un mélange d’évidence stable et de fragilité instable. Un effritement qui continue.
On ne pourra pas faire autrement que de se demander comment nous en sommes arrivés là. Il serait illusoire de croire que nous pourrons nous en sortir en proposant simplement des solutions qui seraient autant de guérisons qui pourraient reproduire, selon la même inconscience, ce qu’elles voudraient soigner. Il faudra donc repasser par toutes les étapes successives de cette construction, en sachant qu’il ne peut s’agit que d’une reconstruction selon un regard rétrospectif, symptôme d’une relation du présent au passé plutôt que plongée neutre dans le passé.
Il faudra donc faire résonner cette autre relation, historique celle-ci, pour pouvoir redécouvrir ce monde quotidien devenu trop évident et imperceptible. Le rendre inhabitable donc, retrouver l’inconfort et l’étrangeté d’un monde qui va mal, d’un monde qui n’est que ce mal, l’inhabitable est notre site.
On regardera les objets techniques et les choses naturelles avec un œil de cyclope, croisant deux éléments en un seul et les redivisant, pour ressentir l’extraction des matières et la production des débris. Celle-ci sort de la circulation matérielle, chaque chose venant en nourrir une autre, comme si le cycle des métamorphoses se brisait. Mais non c’est encore une autre métamorphose dans ces sacs plastiques échoués dans l’océan qui étouffent les vivants. Il s’agirait d’intégrer cette nouvelle métamorphose des débris dans les cycles qui dépassent l’existence de l’espèce humaine pour les retrouver et pour sortir, du dedans donc, de ce cycle infernal. Sortir du dedans, l’oeuvre d’art donc.
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When did this take place? Is it the result of a decision? Does the will that guides human beings belong to them? Is there a will of which they are the instruments? What historical structure underlies this relationship to the world, to matter, to form that has produced a mode of production and consumption as much as desire? What is this condensation of history? Is it specific to Western civilization or is it itself only one of the possible forms of this boarding? What is this hold that is also our weakness?
We are immersed in it on a daily basis. This relationship is the constant presupposition of our world and no doubt this omnipresence makes it imperceptible and so difficult to define. And yet its consequences are multiple and take on climatic, geological and ecological proportions which themselves seem to be so widespread that we are unable to make them clearly understandable phenomena, as if something exceeded our decision, something that was precisely the result of it.
Will we be able to reconstitute the logical thread of the genesis and mutations of this hold on the world? If there have been ideological decisions, there is no totalizable will in all this, but an avalanche of causes and effects that in retrospect we reconstruct as inevitable. Undoubtedly, all this could have turned out differently. No doubt it could have.
But here we are in front of a world that has become “ours” and that inextricably intertwines causes and effects, what is given and what we have built. Yet these constructions are so fragile and unstable that it is hard to believe that they will continue to function. All our networks are so precarious as if domination draws its power from a mixture of stable evidence and unstable fragility. A crumbling that continues.
One cannot help but wonder how we got here. It would be an illusion to believe that we can get out of it by simply proposing solutions that would be so many cures that they could reproduce, according to the same unconsciousness, what they would like to cure. We will therefore have to go through all the successive stages of this construction, knowing that it can only be a reconstruction according to a retrospective look, symptomatic of a relationship from the present to the past rather than a neutral plunge into the past.
It will therefore be necessary to make this other relationship, this historical one, resonate in order to rediscover this daily world that has become too obvious and imperceptible. To make it uninhabitable therefore, to rediscover the discomfort and strangeness of a world that is going badly, of a world that is only this evil, the uninhabitable is our site.
We will look at technical objects and natural things with a Cyclops eye, crossing two elements into one and redividing them, to feel the extraction of materials and the production of debris. The latter comes out of the material circulation, each thing coming to nourish another, as if the cycle of metamorphosis was breaking down. But no, it is yet another metamorphosis in those plastic bags washed up in the ocean that suffocate the living. It would be a question of integrating this new metamorphosis of the debris into the cycles that go beyond the existence of the human species in order to find them again and to get out, from within, of this infernal cycle. To come out from within, the work of art.