Freeware et opensource : une économie de la liberté?
Il y a aujourd’hui un véritable consensus autour du “logiciel libre” lui accordant certaines vertus, certains privilèges. Nombres de publications et de colloques expriment les bienfaits du “libre”, notion qui n’est plus localisée à l’informatique mais qui s’applique à la société en son entier telle un paradigme. Par-delà les bénéfices pratiques, tout un discours idéologique s’organise autour de cette notion informatique en faisant un modèle non seulement économique mais aussi politique. Le “logiciel libre” apparaît comme un Eldorado que nulle ombre ne vient entacher. Voici le contre-modèle tant attendu permettant de trouver une alternative au capitalisme mondialisé. Le “logiciel libre” c’est la générosité, la connaissance, l’appropriation et finalement la liberté. Liberté face aux entreprises. Liberté face aux usages. Liberté face au codage et au recodage.
Dès que l’on émet un doute, dès que l’on chuchote une question ou que l’on propose une problématisation, on est suspecté du pire, de vouloir poursuivre le vieux modèle en bout de course, de briser la générosité de l’utopie. Si on utilise un logiciel payant, on devient un véritable collaborateur et agent de la domination. Il en va de la morale. Or, il n’y a pas lieu de revenir sur la nécessaire critique et/ou déconstruction des consensus comme fondement même du sens politique. Le politique est la polémique (polemos) des esprits.
On peut d’abord s’étonner de la généralisation d’un modèle, quelque soit ce modèle d’ailleurs parce que ce qui nous semble problématique est la notion même de modèle (platonicien). Peut-on rendre aussi massif quelque chose comme le “logiciel libre” sans tomber dans une sorte de totalisation dont l’histoire nous a montré les dangers? Que cache finalement cette foi sans limite dans le “logiciel libre”? Pourquoi cet absolu?
On peut continuer à suivre le fil de cet étonnement parce qu’il y a dans les entreprises de survalorisation du “logiciel libre” un glissement langagier permanent entre “free”, “libre” et liberté. Rappelons que “logiciel libre” est la traduction littérale de “freeware”. Or dans ce contexte historique “free” ne veut pas seulement dire libre mais gratuit, c’est pourquoi une autre traduction avait court (pas très élégante certes mais sans doute plus juste) de gratuiciel (ou graticiel). Car enfin que voudrait dire appliquer la notion de liberté à du code informatique? Le concept d’open source n’est-il pas lui aussi problématique parce qu’il renvoi à la tradition de l’éxégèse? Et pourquoi un logiciel payant serait-il moins libre qu’un gratuit? C’est que la notion de liberté s’est élaborée chez les anglo-saxons dans le cadre de l’économie politique et a rendu équivalent “free” comme gratuité et comme liberté. Pour être libre il faut être gratuit, ce qui en négatif signifie que la payant est une servitude. Ce glissement langagier est le fruit de l’histoire spécifique, l’Angleterre préindustrielle du 17ème siècle dont, à ma connaissance, les croyants du “logiciel libre” méconnaissent la signification et la localisation historique. Ils méconnaissent que le “logiciel libre” va de la gratuité au payant par le biais de la participation (shareware) et que le “free” est une stratégie économique comme une autre. S’il y a dans le “freeware'” de la résistance c’est peut-être pour mieux faire circuler encore le système.
Si je fais régulièrement usage du gratuiciel, j’avoue que son usage dogmatique me semble effectuer un glissement absurde entre la gratuité et la liberté, et par là même accepter l’arme idéologique du capitalisme avancé consistant à rendre économique cette question même de la liberté. Et si nous refusions, purement et simplement, l’économie politique et la détermination de l’individuation par la seule économie? Ne refuserions-nous pas alors tout aussi bien le libéralisme (privé) que le marxisme (public) qui ont ce point commun de déterminer la liberté par l’argent. L’argent est une structure niant le singulier pour promouvoir une valeur de convertabilité totale, c’est-à-dire ontologique (question de la mesure et de l’energia)? Ne donnerions-nous pas alors aux individus leur droit indéterminable? Et d’ailleurs le gratuiciel n’est-il pas le plus souvent le fruit d’un effort des individus, même si parfois des entreprises privées ou des subventions d’État participent à leur développement? Le coeur du gratuiciel n’est-il pas la subjectivité cognitive des multitudes s’auto-organisant? Pour le dire autrement le gratuiciel ne relève-t-il pas d’une approche anarchiste et libertaire plutôt que d’une conception (marxiste) qui croit que l’appareil d’État représente les intérêts du public?
Il en va de la relation du gratuiciel à l’économie privée et publique, et de façon plus générale à la cognition et à l’économie politique. Par le gratuiciel, on ne résout pas les inégalités, on déplace celles-ci du plan économique au plan cognitif parce que s’approprier (recoder) un logiciel suppose une tournure d’esprit logico-mathématique. Il y a dans l’utopie du “libre” quelque chose qui relève du flux parce que par le “libre” on promeut une société plus fluide, permettant par le code ouvert, la réappropriation et le détournement. Mais ne méconnaît-on pas alors la lente graduation continue entre le “libre” et l’économique? Ne fait-on pas usage de raccourcis quand on explique que l’usage du gratuiciel permet que les artistes soient plus libres? La licence “art libre” n’est-elle pas révélatrice de ces abus de langage? Cela peut-il faire office de réflexion esthétique? Est-ce le meilleur service à rendre au gratuiciel que de l’étatiser ou de le privatiser? Ne s’agit-il pas plutôt de préserver son indépendance, et ne pas vouloir encore occulter les singularités par des politiques totalisantes? Les singularités, dans leur caractère inanticipable et monstrueux, ne sont-elles pas l’inventivité (ou l’imagination) même que nul plan de prévision, c’est-à-dire nulle politique, ne saurait subsumer? Et c’est sans doute par cette pensée des singularités que la question du gratuiciel rejoint celle de la création artistique.