Le sens de l’histoire
L’anecdote avait été répétée : à 7 ou 8 ans, ma mère m’avait amenée au Louvre au département égyptien et j’étais tombé en arrêt pendant de longues minutes devant le Scribe accroupi tenant par là mon accompagnatrice captive de mon regard : elle me regardait regarder cette sculpture. Je sentais son regard derrière mon dos, attendant le moment de me retourner et de devoir partir dans une autre salle. Les corps avaient été suspendus quelques instants.
Dans cette triangulation silencieuse s’était noué quelque chose d’essentiel : trois regards formant une constellation éphémère qui, je le comprends maintenant, contenait déjà toute ma relation future à l’art. Le scribe me fixait de ses yeux incrustés de cristal de roche, scrutant non pas mes traits mais le temps lui-même qui nous séparait. Moi, enfant immobile, je m’abîmais dans cette présence millénaire avec l’intensité que seule l’enfance autorise. Et derrière moi, ma mère observait cette scène étrange, ce dialogue muet entre une figure accroupie venue du fond des âges et son fils fasciné. Triangle parfait où chacun regardait sans être pleinement vu, où chacun devenait à la fois sujet et objet d’une contemplation qui suspendait momentanément le cours ordinaire des choses.
Ce qui me frappait alors, sans pouvoir le formuler, c’était cette capacité du scribe à traverser le temps, à maintenir intacte sa présence attentive malgré les millénaires. La position de son corps, la tension de sa main prête à écrire, la vivacité saisissante de son regard : tout en lui exprimait une concentration absolue, comme si le geste interrompu allait à tout moment reprendre son cours. Cette suspension, cette attente infinie me semblait contenir un mystère plus profond que toutes les légendes dorées, tous les récits mythologiques peuplant les autres salles. Le scribe n’avait besoin d’aucune narration pour m’atteindre : il était là, simplement, dans une présence si intense qu’elle abolissait momentanément la distance chronologique nous séparant.
Il y avait bien sûr une certaine habilité à dessiner, mais ma première idée de l’art (indéterminé) fut donc celle-ci : un regard capturant un autre, un visible voyant, l’échange sans parité.
Cette formule, dans sa concision presque clinique, tente de saisir l’essence de ce qui s’était joué dans cette rencontre inaugurale. L’art ne m’apparaissait pas comme production d’objets beaux ou expressifs, mais comme instauration d’une relation visuelle asymétrique, d’une capture réciproque où l’équilibre est toujours rompu. Le regard du scribe me saisissait avec infiniment plus de force que je ne pouvais le saisir en retour : son autorité millénaire, sa patience minérale, sa concentration imperturbable m’absorbaient entièrement tandis que mon regard d’enfant ne pouvait que glisser à la surface de son mystère. Et pourtant, paradoxalement, c’est précisément dans cette disparité que résidait la puissance de l’expérience : être capturé par ce regard venu d’un autre temps, être traversé par cette altérité radicale qui soudain s’adressait à moi avec l’évidence d’une présence immédiate.
Cette scène primitive contenait déjà toute une théorie implicite de la vision : voir n’est jamais un acte neutre ou transparent, mais toujours une relation de pouvoir, d’attraction, de fascination réciproque. Le visible n’est pas simplement ce qui s’offre passivement à la vue, mais ce qui à son tour nous regarde, nous interroge, nous met en question. Dans cette dialectique du voyant et du visible se joue quelque chose d’essentiel à l’expérience esthétique : non pas la contemplation détachée d’un spectateur souverain, mais l’implication vertigineuse dans un échange où les positions ne cessent de s’inverser, où celui qui croit voir se découvre soudain vu par ce qu’il regarde.
Le fait que cette sculpture soit d’une civilisation disparue et comme la part cachée et secrète de l’Occident n’avait sans doute pas été le fait du hasard. L’Égypte ancienne provoquait déjà un attrait chez moi évoquant l’idée que si cette civilisation avait été engloutie sous le sable, toutes les civilisations, dont la nôtre, étaient sans aucun doute vouées à disparaître.
« Les civilisations sont mortelles » : cette formule de Valéry, que je ne connaissais pas encore, résonnait déjà en moi face à ce témoin silencieux d’un monde englouti. L’Égypte, dans l’imaginaire occidental, n’a jamais été simplement une civilisation parmi d’autres, mais la figure même de ce qui disparaît tout en persistant, de ce qui s’enfonce dans les sables tout en continuant à nous hanter. Civilisation-sphinx dont la présence-absence nous confronte à notre propre finitude collective, à la précarité de nos monuments, à la fragilité de nos certitudes culturelles.
Le scribe, dans sa concentration éternelle, semblait porter en lui cette conscience aiguë du temps qui passe, de la fragilité de toute trace. Sa fonction même — enregistrer, transcrire, préserver par l’écriture ce qui sans elle se perdrait — le plaçait au point précis où la lutte contre l’effacement devient elle-même une forme de beauté. Son geste interrompu, sa main suspendue au-dessus du papyrus absent incarnaient cette tension fondamentale entre la volonté de permanence et l’inéluctable érosion de toute chose.
Ce qui me fascinait, sans que je puisse alors le formuler, c’était cette présence paradoxale : une figure à la fois totalement immergée dans sa tâche immédiate et habitée par la conscience du temps long, un être simultanément ancré dans l’instant et tendu vers l’éternité. Le scribe portait dans son corps même cette double temporalité qui allait devenir pour moi l’énigme centrale de toute expérience esthétique : comment habiter simultanément l’instant et la durée, le présent vivant et le temps géologique, l’événement singulier et le cycle immémorial des civilisations qui s’élèvent et s’effondrent ?
Sans doute est-ce cette émotion d’enfance qui continue à déterminer de part en part mon sentiment esthétique et sa relation à l’Histoire. Un lien intime continu à unir mon histoire dans sa factualité existentielle et dans son caractère anodin, à ce grand cycle des civilisations disparues et au sentiment de notre fin collective. Il ne s’agit aucunement d’une fascination pour la fin de l’histoire et pour la clôture des temps (et sa possible résurrection), mais de la jointure entre le temps intime vécu et le temps long des espèces vivantes, de la géologie terrestre, des puissances quasi immobiles qui se déchaînent, de ce sol qui se rompt sous nos pieds et dont nous ne sentons pas même les variations.
Cette jointure entre l’intime et l’immémorial, entre la biographie singulière et le temps profond des civilisations, définit peut-être le lieu exact où se tient ma pratique. Non pas dans la célébration narcissique du vécu personnel, ni dans la contemplation abstraite des grands cycles historiques, mais précisément à leur point d’articulation, là où l’expérience subjective s’ouvre soudain sur des temporalités qui l’excèdent infiniment. Il y a quelque chose de vertigineux dans cette mise en perspective : sentir soudain comment notre existence éphémère s’inscrit dans des durées qui nous dépassent, percevoir dans un détail quotidien l’écho lointain de civilisations englouties ou de futures disparitions.
« Le temps, ce grand sculpteur » écrivait Marguerite Yourcenar. Cette formule pourrait décrire le double mouvement qui m’occupe : comment le temps façonne simultanément les corps individuels et les corps collectifs, comment il érode les traits d’un visage et les contours d’une civilisation, comment il transforme imperceptiblement le vivant et le bâti. Entre ces deux échelles apparemment incommensurables — celle de la vie humaine et celle des civilisations — s’établit une mystérieuse correspondance que l’art peut momentanément rendre sensible.
Ce qui me touche dans une image, un objet ou une forme, c’est précisément cette capacité à rendre visible la superposition des temporalités, à faire coexister dans un même espace perceptif l’éphémère et le durable, l’actuel et l’immémorial. Non pas comme thème explicite ou comme contenu narratif, mais comme texture même de l’expérience esthétique, comme qualité intrinsèque de la présence. Les œuvres qui m’importent sont celles qui parviennent à instaurer cette double conscience : nous sommes là, maintenant, dans la plénitude d’une perception présente, et simultanément, nous sommes traversés par des flux temporels qui nous emportent bien au-delà de nous-mêmes.
Je me souviens d’un passage de Georges Bataille qui m’avait profondément marqué : « Nous sommes, sur la surface de la terre, à la limite de l’incommode et du commode, entre deux formes difficiles de l’impossible. » Cette phrase, dans sa densité énigmatique, exprime parfaitement cette situation de seuil qui m’obsède : être à la jointure de temporalités incompatibles, habiter simultanément la surface et les profondeurs, percevoir dans chaque forme stable les forces qui la déstabilisent. L’art que je cherche se tiendrait précisément sur cette ligne de crête, dans cet équilibre précaire entre l’ordre apparent des choses et le chaos sous-jacent qui menace de tout engloutir.
Chaque image, objet, assemblage, installation que j’élabore est en vue de ces deux histoires : l’existence et l’Histoire en tant que nous en ressentons la désorientation.
Ce dernier mot — désorientation — contient peut-être l’essentiel de ce que je cherche à saisir : ce moment où les repères familiers vacillent, où les coordonnées habituelles du temps et de l’espace se brouillent, où nous éprouvons simultanément notre ancrage dans un présent concret et notre appartenance à des flux temporels qui nous dépassent infiniment. Désorientation productive qui n’est pas simple confusion ou perte de repères, mais ouverture à une complexité temporelle habituellement inaccessible à la conscience ordinaire.
L’art que je poursuis serait celui qui parvient à induire cette forme particulière de désorientation : non pas pour créer un simple effet de vertige ou d’étrangeté, mais pour rendre momentanément sensible la superposition des temporalités qui nous constituent. Faire apparaître, dans la trame même du visible, ces autres temps qui nous traversent silencieusement : le temps géologique des sédimentations et des érosions, le temps biologique des métamorphoses et des extinctions, le temps historique des émergences et des effondrements.
Cette recherche n’a rien de nostalgique ni de mélancolique : il ne s’agit pas de regretter un passé idéalisé ou de se complaire dans la contemplation des ruines. Elle procède au contraire d’une attention aiguë au présent, à ses tensions propres, à sa manière particulière d’articuler ou de disjoindre les différentes strates temporelles qui le composent. Si notre époque se caractérise par une certaine confusion des temporalités — accélération vertigineuse et stagnation simultanées, présentisme obsessionnel et hantise de la fin —, l’art peut contribuer à rendre cette situation non pas plus lisible ou plus acceptable, mais plus intensément perceptible dans sa complexité même.
Revenant à cette scène primitive du Louvre, je me demande aujourd’hui si ce qui m’avait tant fasciné dans le regard du scribe n’était pas précisément cette qualité particulière d’attention qui semblait unir l’instantané et l’éternel, le geste quotidien et la durée monumentale. Son corps figé dans l’attente portait cette double conscience : entièrement présent à son action immédiate et simultanément ouvert à une temporalité qui excédait infiniment les limites d’une vie humaine. Sa concentration était à la fois celle de l’artisan absorbé dans sa tâche et celle du témoin traversant les millénaires.
C’est peut-être cette forme particulière d’attention que je cherche encore à retrouver : non pas la contemplation détachée d’un spectateur souverain, ni l’immersion aveugle dans le flux des sensations immédiates, mais cette vigilance paradoxale qui saisit simultanément le détail infinitésimal et la configuration globale, l’instant qui passe et la durée qui persiste. Attention qui n’oppose pas l’existence singulière et l’Histoire collective, mais perçoit comment elles se tissent l’une dans l’autre, comment elles s’éclairent et s’obscurcissent mutuellement.
Dans cette perspective, l’art ne serait ni une fuite hors du temps ni une simple expression de l’époque, mais précisément ce qui permet d’habiter plus intensément la complexité temporelle qui nous constitue. Non pas pour la maîtriser ou la résoudre, mais pour éprouver plus pleinement ce que signifie être vivant à la jonction de multiples temporalités, à la croisée de l’intime et de l’immense, à la limite incertaine entre ce qui demeure et ce qui disparaît.