Le nom des fonctions

Depuis l’enfance, l’apprentissage de la nomination nous inscrit dans le réseau dense des relations humaines. Papa, maman, ami, tonton, grand-père – ces mots-clés du lexique affectif constituent les premières balises dans l’océan des interactions. Ces désignations ne sont pas de simples étiquettes posées sur des êtres préexistants ; elles sont performatives, elles font advenir la relation qu’elles nomment. Voir les parents s’émerveiller lorsque les premiers « mama » ou « dada » s’échappent des lèvres de l’enfant, n’est-ce pas assister à la cérémonie d’investiture de leur fonction ? Dans cette syllabe balbutiée réside le mystère de la reconnaissance mutuelle. L’enfant dit « papa » et l’homme devient père, la nomination engendre la transformation.

Les affects, quant à eux, circulent comme des courants électriques entre les corps, sur les peaux – attirance et répulsion, désir et inhibition, joie et tristesse – flux sauvages en perpétuel mouvement. Ces énergies brutes, ces intensités non-linguistiques sont interceptées, canalisées, fragmentées par le langage. Les noms opèrent une double coupure : ils prélèvent un segment du flux affectif pour l’isoler et l’identifier (c’est de « l’amour » ou de « l’amitié »), et simultanément, ils créent une distance, transforment l’affect immédiat en sentiment reconnaissable. Le territoire informe des sensations se trouve ainsi cartographié, quadrillé, rendu intelligible. Mais à quel prix ?

Ces sentiments ainsi nommés se révèlent fondamentalement ambivalents, puissants puis soudain fragiles, métastables comme l’eau à la limite du gel. Le flux ne s’arrête jamais vraiment sous la désignation qui prétend le figer. Les noms assignés sont avant tout fonctionnels : « Comment ton désir s’articule-t-il au mien ? » Chaque nom circonscrit un processus relationnel spécifique, délimite un territoire d’interactions permises, trace une frontière : « Ce que je fais avec toi, je ne le fais pas avec un autre. »

L’entrelacement complexe entre le langage fonctionnel des relations et les affects sous-jacents conduit souvent à une identification problématique entre les deux dimensions. Quand on aime quelqu’un, n’aime-t-on pas aussi – peut-être surtout – le nom qu’on donne à cette relation ? Ami, amante, compagnon, épouse – ces termes ne sont-ils pas parfois plus désirés que la personne réelle qui les incarne temporairement ? L’angoisse survient lorsque le nom vacille, lorsque la désignation devient incertaine. « Tu n’es plus mon ami » – phrase terrible qui ne signifie pas seulement la rupture d’un lien, mais la suspension d’un nom, l’effacement d’une catégorie qui permettait au désir de trouver son chemin.

Quand ce nom est révoqué, suspendu – ce nom qui désignait la réciprocité d’un rapport –, l’affect continue de couler, bien sûr, mais il ne trouve plus de surface pour glisser, plus de lit pour contenir son cours. Il déborde, s’épanche, se disperse dans des directions imprévisibles. C’est peut-être pour cette raison qu’il est si difficile pour certains de créer des digues, des canaux alternatifs permettant à ce flux de se rediriger vers d’autres noms – « amitié » par exemple, quand « amour » n’est plus disponible.

Cette nomination systématique des rapports entre individus représente sans doute une tentative de la société pour structurer et contrôler ce qui constitue à la fois son carburant et sa menace : la puissance imprévisible des affects. Cette organisation devient particulièrement visible lorsqu’un affect ne correspond pas au nom assigné à une personne, créant alors un court-circuit dans la machinerie sociale. L’amour qui surgit là où l’amitié était prescrite, le désir qui naît dans des zones de neutralité supposée – ces débordements affectifs perturbent les cadres établis, révèlent la nature artificielle des compartiments que nous avons construits pour organiser notre vie émotionnelle.

La faiblesse fondamentale de cette organisation réside dans son réductionnisme intrinsèque. Nos systèmes de nomination simplifient drastiquement la complexité des affects, les contraignent à entrer dans des moules préfabriqués, standardisés. Certaines cultures disposent de vingt termes pour désigner différentes qualités de neige ; notre vocabulaire affectif, en comparaison, paraît dramatiquement limité pour cartographier l’infinie variété des attachements humains.

Les individus en quête « d’amoureux » ou « d’amis » ne cherchent-ils pas, au fond, à remplir de perception concrète des catégories abstraites héritées, des cases vides dans le grand tableau des relations possibles ? Ne s’agit-il pas d’une tentative désespérée pour donner chair à des mots creux, pour incarner des concepts sans corps ? La quête affective moderne ressemble étrangement à l’effort de compléter un dictionnaire incomplet, de donner sens à des termes dont la définition nous échappe, de trouver les référents manquants d’un lexique hérité et jamais vraiment interrogé.

Pensons à ces applications de rencontre où l’on doit cocher des cases : « recherche relation sérieuse », « amitié seulement », « coup d’un soir ». Cette taxonomie grossière prétend cartographier l’océan des possibles affectifs, comme si nos désirs pouvaient être préformatés avant même la rencontre. La rencontre réelle, celle qui bouleverse et transforme, n’est-elle pas précisément celle qui échappe à toute catégorisation préalable, celle qui invente son propre langage ?

Il existe pourtant des zones d’indétermination, des espaces interstitiels où les affects circulent sans nom fixe. Ces relations non-identifiées, ces attachements qui échappent aux nomenclatures établies, sont souvent vécues dans l’anxiété, l’incertitude – « Que sommes-nous exactement l’un pour l’autre ? » – mais elles recèlent peut-être aussi une forme de liberté. Liberté précaire, certes, mais réelle : celle d’inventer des modes d’être-ensemble qui ne soient pas prédéterminés par les scripts sociaux disponibles.

Le problème n’est pas simplement linguistique. Les noms que nous donnons aux relations ne sont pas de simples étiquettes qu’il suffirait de modifier pour transformer l’expérience. Ils s’inscrivent dans des réseaux complexes de pratiques, d’institutions, de rituels qui structurent profondément notre vie affective. Le nom « époux » s’accompagne d’un ensemble d’attentes, de droits, de devoirs codifiés par la loi et les coutumes. Le nom « ami » implique des formes spécifiques de réciprocité, des limites tacites, des protocoles d’échange.

Une politique des affects impliquerait peut-être moins la création de nouveaux noms que l’exploration de nouveaux agencements relationnels qui échapperaient à la logique binaire de l’identification et de l’exclusion. Car si la nomination permet la reconnaissance, elle opère aussi une réduction, une simplification qui ne rend jamais justice à la complexité vivante des attachements.

Nous oscillons perpétuellement entre deux abîmes : d’un côté, l’innommable – cette zone de chaos où les affects circulent sans forme, sans limite, dans une confusion potentiellement destructrice ; de l’autre, la rigidité des catégories préétablies qui étouffent la singularité des rencontres sous le poids des conventions. Entre ces deux extrêmes, il s’agirait d’inventer des formes de nomination qui resteraient ouvertes, provisoires, capables d’accueillir l’imprévisible, l’indétermination fondamentale de toute relation vivante.

Car ce qui fait la valeur d’une relation n’est jamais le nom qu’on lui donne, mais la qualité singulière d’attention, d’écoute, de présence qui la constitue. Ce qui importe n’est peut-être pas tant d’être reconnu comme « ami » ou « amant » que d’être véritablement vu, entendu dans sa singularité irréductible à toute catégorie. La question cruciale n’est pas « quel nom portes-tu dans mon dictionnaire affectif ? » mais « comment nos désirs, nos besoins, nos vulnérabilités se rencontrent-ils et se transforment-ils mutuellement ? »

Peut-être faudrait-il apprendre à habiter les relations sans les nommer prématurément, à laisser le temps à l’affect de tracer son propre chemin, de créer ses propres formes. Peut-être faudrait-il cultiver une certaine patience nominative, une disponibilité à l’émergence de configurations relationnelles qui n’entrent dans aucune case préexistante. Non pas pour éviter l’engagement, mais au contraire pour permettre un engagement plus profond, plus attentif aux singularités en présence.

Ce serait alors inventer non pas un nouveau dictionnaire des affects, mais une nouvelle manière d’écrire ce dictionnaire – collectivement, provisoirement, en acceptant les ratures, les zones d’ombre, les contradictions. Un dictionnaire où les définitions seraient toujours en cours d’écriture, jamais achevées, un lexique vivant qui évoluerait au rythme même des relations qu’il tente de nommer.