Le flux cosmologique

Si les flux sont quelque chose qui ne dépendent pas complètement de moi, alors on comprend mieux les réactions ambivalentes que de tels états entraînent. Cette extériorité des flux peut entraîner l’angoisse d’une absence de contrôle. Face aux flux, je ne peux rien faire et quel que soit notre niveau technologique, ils viennent toujours nous surprendre en faisant intervenir dans la réalité quelques éléments inanticipables. Lorsque par exemple, il y a un raz-de-marée, on cherche les responsabilités, les organismes gouvernementaux qui n’ont pas su prévoir le cataclysme. Comme si une telle chose pouvait être anticipée, comme si on renversait la cause et l’effet, le monde du dehors et les stratégies humaines. Mais les flux peuvent aussi provoquer une certaine joie contemplative que nous connaissons tous lorsque nous regardons les nuages, un cours d’eau, le feu. Face à ces extériorité qui ne dépendent pas de nous, nous ressentons une légèreté ondoyante, nous nous attachons au détail, aux turbulences, aux imprévus.

Les flux seront toujours pris dans cette ambivalence de la contemplation et de l’anticipation à rebours. Ces deux polarités seront elles-mêmes coupées en deux par le flux en tant que surplus et le flux en tant qu’épuisement dont le rythme est afflux, influx, reflux.

L’important est de comprendre que les flux comme forme fondamentale de la continuité existe hors de nous. Nous ne pouvons tirer du fait qu’ils existent aussi dans notre conscience, l’hypothèse selon laquelle ils n’existeraient que dans notre conscience, ou encore que la relation de notre conscience à un monde et de ce monde à notre conscience est originaire. On ne peut pourtant pas créer une antériorité naïve du phénomène sur sa perception. Il faut donc prendre un détour, saisir les flux non comme une extériorité mais comme une solitude, parce que l’extériorité suppose toujours d’une façon ou d’une autre un mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur. La solitude des flux entraîne notre solitude face à eux. Nous ne savons pas quoi faire, nous sommes débordés parce que la solitude n’a pas de prise.

Or, une catégorie d’énoncé échappe à cette structure ambivalente et produit pourtant un imaginaire de la solitude cosmologique. Ce sont les énoncés scientifiques portant sur des dimensions de temps extrêmement grande, de temps anciens ou de temps futurs. Le fait que ces énoncés soient des énoncés humains ne veut pas dire qu’ils ne sont que cela. Nous ne saurions répéter éternellement la critique du positivisme parce que celle-ci est non seulement datée mais aussi parce qu’elle risque de manquer la moitié du problème et de ne pas voir que si ces énoncés sont humains ils ont en même temps un contenu qui n’est pas seulement humain. L’extrêmement ancien et l’extrêmement futur ne se réduisent pas à une rétention et à une anticipation humaines, à de simples effets de discours parce que ces énoncés ont des objets, dont la datation qui est sans doute perfectible, produisent une temporalité qui ne répond plus à la sensibilité humaine ou à la possibilité même de la conscience. Nous pouvons dire que ces énoncés constituent la temporalité la plus forte des flux.

Pensez le cosmos, la naissance de l’univers tel que nous le connaissons, la disparition du soleil et sa transformation, la constitution de la terre dans des amas de poussières, c’est certes toujours penser mais ce n’est pas seulement penser au-dedans de soi et pour soi, comme si nous ne cessions d’être dans notre propre labyrinthe. C’est plutôt effectuer une faille au coeur même du perceptible et de l’imperceptible et ouvrir donc la possibilité d’un espace et d’un temps à la dimension des flux. Le film de Stanley Kubrick 2001 rendait sensible au grand public ces dimensions extrêmes, cette extériorité qui touche chaque existence.

Il n’y a pas que nous. Si la justesse de la pensée humaine a consisté à dévoiler les effets de langage qui se cachaient comme effets, les structures d’autorité qui se présentaient comme quelque chose de naturel et d’allant de soi, si nos prédécesseurs ont réalisé ce tournant langagier indispensable, il ne faut pas passer à côté de l’autre moitié du problème, de ce monde immense et inconnu, qui s’étend en dehors de nous mais plus encore sans nous, sans personne, sans rien. Il y a dans le cosmos quelque chose du néant, quelque chose qui n’est pas la vie.

Les flux donnent accès à des dimensions et à des échelles différentes à cette énormité du cosmos, à l’effondrement des planètes, à l’explosion des étoiles, à ces civilisations perdues à tout jamais dans le silence de l’espace, à ces millions d’années qui traversent le transport de la lumière. Lorsque je vois les nuages traverser le ciel, lorsque je regarde le cours d’eau sinueux et indomptable, lorsque dans une ville japonaise je vois les piétons traverser la rue pour aller de magasin en magasin, lorsque je regarde les informations télévisées et qu’on me parle d’un cataclysme qu’on aurait dû prévoir, lorsqu’un économiste dit que la crise financière est liée à la non transparence de l’information entre tous les acteurs, alors je perçois l’insensibilité de l’univers au coeur de ce qui nous est, semble-t-il, le plus proche.

Cette autre moitié du problème devrait sans doute elle-même être dédoublée entre ce sans moi et ce qui au coeur de moi. Parce que ce coeur n’est pas seulement la subjectivité, dans ses structures mêmes quelques choses la gante, un redoublement, le paradoxe du sens intime, le fait qu’en sentant que je sens je sens autre chose que la sensation, il y a aussi ce silence du cosmos. Nous ne sommes pas que nous-mêmes.