Le flux cosmologique

Si les flux sont quelque chose qui ne dépendent pas complètement de moi, alors on comprend mieux les réactions ambivalentes que de tels états entraînent. Cette extériorité des flux peut entraîner l’angoisse d’une absence de contrôle. Face aux flux, je ne peux rien faire et quel que soit notre niveau technologique, ils viennent toujours nous surprendre en faisant intervenir dans la réalité quelques éléments inanticipables. Lorsque par exemple, il y a un raz-de-marée, on cherche les responsabilités, les organismes gouvernementaux qui n’ont pas su prévoir le cataclysme. Comme si une telle chose pouvait être anticipée, comme si on renversait la cause et l’effet, le monde du dehors et les stratégies humaines. Mais les flux peuvent aussi provoquer une certaine joie contemplative que nous connaissons tous lorsque nous regardons les nuages, un cours d’eau, le feu. Face à ces extériorités qui ne dépendent pas de nous, nous ressentons une légèreté ondoyante, nous nous attachons au détail, aux turbulences, aux imprévus.

Je me souviens de cette matinée d’automne où, assis sur un banc face à la mer déchaînée, j’ai fixé pendant des heures la succession des vagues inlassables : chacune semblable et pourtant irréductiblement différente, chacune portant dans sa forme l’empreinte de toutes celles qui l’avaient précédée. C’est là que j’ai ressenti cette ambivalence fondamentale : une crainte sourde devant cette force implacable et simultanément une fascination presque enfantine pour son mouvement perpétuel. N’est-ce pas cette double sensation qui nous habite face à tout ce qui nous dépasse ? Cette conscience aiguë de notre impuissance mêlée à l’émerveillement de participer, ne serait-ce qu’en tant que témoin éphémère, à quelque chose qui nous transcende absolument ?

Les flux seront toujours pris dans cette ambivalence de la contemplation et de l’anticipation à rebours. Ces deux polarités seront elles-mêmes coupées en deux par le flux en tant que surplus et le flux en tant qu’épuisement dont le rythme est afflux, influx, reflux. La vie elle-même n’est-elle pas rythmée par ces alternances ? Le sang qui pulse, l’air qui entre et sort des poumons, la conscience qui s’épanche puis se rétracte : tout en nous procède par flux et reflux, tout porte l’empreinte de cette respiration cosmique qui nous dépasse et nous constitue simultanément. Voilà le paradoxe essentiel : ce qui nous est le plus intime partage sa structure avec ce qui nous est le plus étranger. Les battements de notre cœur et les pulsations des étoiles lointaines obéissent à une même logique fondamentale, celle du mouvement perpétuel, de l’expansion et de la contraction, de la dilatation et de la concentration.

L’important est de comprendre que les flux comme forme fondamentale de la continuité existent hors de nous. Nous ne pouvons tirer du fait qu’ils existent aussi dans notre conscience, l’hypothèse selon laquelle ils n’existeraient que dans notre conscience, ou encore que la relation de notre conscience à un monde et de ce monde à notre conscience est originaire. On ne peut pourtant pas créer une antériorité naïve du phénomène sur sa perception. Il faut donc prendre un détour, saisir les flux non comme une extériorité mais comme une solitude, parce que l’extériorité suppose toujours d’une façon ou d’une autre un mouvement qui va de l’intérieur vers l’extérieur. La solitude des flux entraîne notre solitude face à eux. Nous ne savons pas quoi faire, nous sommes débordés parce que la solitude n’a pas de prise.

Cette solitude n’est-elle pas précisément ce que nous éprouvons face à l’immensité du ciel nocturne ? Face à l’horizon marin qui semble reculer indéfiniment ? Face au désert parcouru de vents imprévisibles ? Ce sentiment d’être confronté à quelque chose qui existe indépendamment de tout regard, qui persisterait même si toute conscience s’éteignait : voilà l’expérience du flux dans sa dimension la plus fondamentale. Elle nous renvoie à notre propre contingence, à la fragilité de notre position dans le grand théâtre cosmique. Et pourtant, n’est-ce pas aussi dans cette reconnaissance de notre finitude que s’ouvre la possibilité d’une pensée authentique, d’une sagesse qui ne serait pas simple illusion de maîtrise ?

Or, une catégorie d’énoncé échappe à cette structure ambivalente et produit pourtant un imaginaire de la solitude cosmologique. Ce sont les énoncés scientifiques portant sur des dimensions de temps extrêmement grandes, de temps anciens ou de temps futurs. Le fait que ces énoncés soient des énoncés humains ne veut pas dire qu’ils ne sont que cela. Nous ne saurions répéter éternellement la critique du positivisme parce que celle-ci est non seulement datée mais aussi parce qu’elle risque de manquer la moitié du problème et de ne pas voir que si ces énoncés sont humains ils ont en même temps un contenu qui n’est pas seulement humain. L’extrêmement ancien et l’extrêmement futur ne se réduisent pas à une rétention et à une anticipation humaines, à de simples effets de discours parce que ces énoncés ont des objets, dont la datation qui est sans doute perfectible, produisent une temporalité qui ne répond plus à la sensibilité humaine ou à la possibilité même de la conscience. Nous pouvons dire que ces énoncés constituent la temporalité la plus forte des flux.

La science contemporaine évoque des périodes vertigineuses : treize milliards d’années depuis le Big Bang, quatre milliards d’années d’évolution biologique terrestre, des milliards d’années encore avant que notre soleil ne s’éteigne. Ces chiffres ne sont pas seulement des abstractions : ils désignent des durées réelles, des processus effectifs qui échappent radicalement à l’échelle de notre expérience. Ces temporalités gigantesques nous placent face à une double étrangeté : celle de notre insignifiance relative dans l’immensité cosmique et celle de notre capacité paradoxale à concevoir cette immensité même. Comment notre conscience, produit d’une évolution biologique récente à l’échelle géologique, peut-elle se projeter dans ces abîmes temporels qui dépassent toute imagination concrète ? N’y a-t-il pas quelque chose de vertigineux dans cette pensée : que nous puissions, créatures éphémères, concevoir l’éternité qui nous précède et nous succède ?

Pensez le cosmos, la naissance de l’univers tel que nous le connaissons, la disparition du soleil et sa transformation, la constitution de la terre dans des amas de poussières, c’est certes toujours penser mais ce n’est pas seulement penser au-dedans de soi et pour soi, comme si nous ne cessions d’être dans notre propre labyrinthe. C’est plutôt effectuer une faille au cœur même du perceptible et de l’imperceptible et ouvrir donc la possibilité d’un espace et d’un temps à la dimension des flux. Le film de Stanley Kubrick 2001 rendait sensible au grand public ces dimensions extrêmes, cette extériorité qui touche chaque existence.

Je me rappelle la première fois que j’ai vu ce film, adolescent : l’expérience quasi-physique de la profondeur temporelle qu’il suggérait, cette ouverture vertigineuse sur des espaces-temps incommensurables à l’expérience humaine ordinaire. N’est-ce pas là le propre de certaines œuvres d’art : nous faire éprouver sensiblement ce que la raison elle-même peine à saisir ? Nous rendre présent, par le biais de l’image, du son, du rythme, ce qui échappe par nature à toute présence immédiate ? Les grands monolithes noirs du film de Kubrick incarnent parfaitement cette étrangeté radicale qui nous confronte à l’immensité du cosmos : objets impossibles, à la fois présents et insaisissables, matériels et transcendants, ils manifestent cette dimension des flux qui échappe à notre entendement tout en s’imposant à lui.

Il n’y a pas que nous. Si la justesse de la pensée humaine a consisté à dévoiler les effets de langage qui se cachaient comme effets, les structures d’autorité qui se présentaient comme quelque chose de naturel et d’allant de soi, si nos prédécesseurs ont réalisé ce tournant langagier indispensable, il ne faut pas passer à côté de l’autre moitié du problème, de ce monde immense et inconnu, qui s’étend en dehors de nous mais plus encore sans nous, sans personne, sans rien. Il y a dans le cosmos quelque chose du néant, quelque chose qui n’est pas la vie.

Cette confrontation avec l’inhumain, avec ce qui existe indépendamment de toute conscience, n’est-elle pas l’expérience fondamentale que nous faisons face aux grandes catastrophes naturelles ? Tremblements de terre, éruptions volcaniques, ouragans dévastateurs : ces phénomènes nous rappellent brutalement que la nature n’est pas un simple décor pour nos existences, qu’elle obéit à des lois indifférentes à nos préoccupations, à nos espoirs, à nos craintes. Ils manifestent la puissance brute des flux matériels, énergétiques, thermodynamiques qui traversent notre monde et le constituent. Flux qui nous précèdent et nous survivront, flux qui nous portent et simultanément nous menacent.

Les flux donnent accès à des dimensions et à des échelles différentes à cette énormité du cosmos, à l’effondrement des planètes, à l’explosion des étoiles, à ces civilisations perdues à tout jamais dans le silence de l’espace, à ces millions d’années qui traversent le transport de la lumière. Lorsque je vois les nuages traverser le ciel, lorsque je regarde le cours d’eau sinueux et indomptable, lorsque dans une ville japonaise je vois les piétons traverser la rue pour aller de magasin en magasin, lorsque je regarde les informations télévisées et qu’on me parle d’un cataclysme qu’on aurait dû prévoir, lorsqu’un économiste dit que la crise financière est liée à la non transparence de l’information entre tous les acteurs, alors je perçois l’insensibilité de l’univers au cœur de ce qui nous est, semble-t-il, le plus proche.

N’est-ce pas cette insensibilité même qui nous fascine et nous effraie dans les flux ? Cette indifférence fondamentale à notre existence, à nos catégories, à nos valeurs ? Les flux nous rappellent que nous habitons un univers qui n’a pas été conçu pour nous, qui ne nous attend pas, qui ne nous promet rien. Et pourtant, c’est dans cette absence même de promesse que réside peut-être la possibilité d’une liberté authentique : celle de créer du sens dans un monde qui n’en porte pas en lui-même, d’inscrire nos valeurs dans un cosmos qui les ignore, de tracer des chemins dans l’immensité indifférente des flux.

Cette autre moitié du problème devrait sans doute elle-même être dédoublée entre ce sans moi et ce qui au cœur de moi. Parce que ce cœur n’est pas seulement la subjectivité, dans ses structures mêmes quelque chose la hante, un redoublement, le paradoxe du sens intime, le fait qu’en sentant que je sens je sens autre chose que la sensation, il y a aussi ce silence du cosmos. Nous ne sommes pas que nous-mêmes : voilà peut-être la leçon ultime des flux, cette étrange révélation qui nous permet simultanément de nous sentir partie intégrante de l’immense mouvement cosmique et irréductiblement séparés de lui, à la fois emportés par les flux et témoins de leur passage. Cette conscience paradoxale n’est-elle pas précisément ce qui définit notre condition ? Ni maîtres absolus de notre destin, ni simples jouets des forces qui nous dépassent, mais plutôt navigateurs précaires sur l’océan infini des flux, cherchant à tracer notre route dans l’immensité tout en sachant que celle-ci nous engloutira un jour.

Peut-être est-ce dans cette tension même, dans cette oscillation entre appartenance et distance, que réside la possibilité d’une sagesse contemporaine : ni l’illusion d’une maîtrise totale, ni l’abandon à une pure passivité, mais plutôt une attention vigilante aux flux qui nous traversent et nous entourent, une capacité à les accompagner sans prétendre les dominer, à les observer sans nous y perdre entièrement. Une sagesse des flux, en somme, qui reconnaîtrait notre participation au grand mouvement cosmique tout en préservant l’espace d’une liberté possible, d’une création de sens dans l’immensité indifférente du cosmos.