Le doublement

Il ne s’agit pas d’art numérique ou de post-digital. Ce sont des mots. Il y avait des mots avant eux et des mots après eux. Ce sont des mots qui ne pourront jamais désigner des phénomènes qui leur échappent. Ces désignations ont été créées par d’autres que nous. 

Il s’agit, depuis longtemps, de bien autre chose : tout commence par une expérience dans un musée. On regarde une sculpture et on se sait alors regardé par un autre. On sait plus encore qu’on regarde le regard, ce double regard regardé. On le sait puisqu’on tient ce discours. Si on se souvient de la perception c’est qu’elle est bien double dès l’origine. Puis cela continuera d’exposition en exposition, de l’enfance au Louvre à l’adolescence des Immatériaux. On n’oubliera pas l’Habillement de l’épousée de Max Ernst comme étant le doublement d’un regard se sachant vu par lui-même. La vision n’est plus alors une capacité de maîtrise, l’omniscience d’un regard, mais un dessaisissement.

Il s’agit simplement de la reconnaissance de cette expérience et du refus des expériences simplistes et immersives, d’une sensation prétendument archaïque et identique à elle-même, du grandiloquent en art qui voudrait tout emporter sur son passage. Car il y a le décalage qui insiste encore et toujours, le regard du regard, le doublement d’un écart.

Les technologies n’auront été qu’une façon pour moi d’investir ce conflit des perceptions, la manière dont elles sont hantées par un autre, c’est-à-dire par elles-mêmes puisqu’elles ne sont pas identiques à elles. Les technologies ne sont pas un moyen ni une fin ou un médium, il s’agit d’un agencement. Car cette disjointure au coeur de la perception est affaire d’agencement, c’est-à-dire d’éléments disposés dans un espace déterminé. Hier c’était le musée avec ses murs et ses couloirs, ses oeuvres accrochées. Aujourd’hui, c’est le réseau et l’espace privé qui veut tout aussi bien dire domicilaire qu’entrepreunarial. Les technologies sont inextricablement liées à l’esthétique parce qu’elles forment nos organes (organologie). Il n’y a pas de perception naturelle ou pure, il n’y a pas de sensations intactes et qui ne seraient pas affectées d’avance, dans son individuation même, par un dispositif technologique. Cet agencement a aussi pour conséquence que je ne fais pas d’oeuvres, je suis incapable de produire un effet “wow”, entendez une oeuvre immanente produisant son propre espace (l’autonomie du médium greenbergien). Je ne suis capable que d’agencer des corpus : produire chaque jour quelque chose, au fil du temps des cohérences apparaissent, des tentatives se répondent parce qu’il y a une jointure entre le flux de l’existence et celui de la production artistique. L’exposition consiste simplement à disposer ces éléments pour en retracer l’organisation a posteriori. Il ne s’agit pas de retrouver un corps dont les oeuvres seraient les organes épars, mais par analogie tenter de voir comment la production et la diffusion coulent l’un dans l’autre. De son côté, l’art numérique fut parfois, pas toujours, une manière un peu naïve et moderniste d’aborder la perception en occultant le décalage, la désappropriation du regard. Son discours fut plus logique qu’analogique, il fut plus conceptuel que critique et perceptif. Il a souvent promit une perception pure et envahissante, des stroboscopes et des lumières, des lasers et des bruits mécaniques. Je ne voulais, pour ma part, que la fragilité.