Le démontage
La dialectique non-synthétisable
Georges Didi-Huberman, en problématisant la question du montage dialectique des images dans la revue Documents, développe une conception novatrice de la dynamique visuelle. Dans son ouvrage “La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille”, il met en scène un concept fondamental : celui d’une dialectique non-synthétisable, qui ne tend pas, même idéalement, vers sa résolution ou sa synthèse. Cette approche marque une rupture significative avec la conception hégélienne traditionnelle de la dialectique comme mouvement triadique aboutissant nécessairement à un dépassement synthétique des contradictions.
L’esthétique dialectique, telle que l’envisage Didi-Huberman, se transforme en une puissance génératrice mettant en jeu des tensions persistantes entre les images. Ces tensions ne cherchent pas leur résolution mais constituent précisément la force vitale de la relation visuelle. Dans cette perspective, les insularités visuelles – ces fragments d’images autonomes – sont montées à la mesure de leur dialectique propre, laquelle s’entrechoque avec d’autres dialectiques, créant ainsi un réseau complexe d’interactions et de résonances sans point d’arrivée défini.
Cette conception du montage visuel s’inspire directement des pratiques éditoriales de Georges Bataille dans la revue Documents, où les images étaient agencées selon des principes de choc, de discontinuité et d’hétérogénéité. La juxtaposition d’éléments visuels disparates ne visait pas à construire un discours unifié mais à provoquer des réactions cognitives et émotionnelles basées sur la confrontation des différences irréductibles.
Le montage dialectique, dans cette acception, devient un processus d’ouverture perpétuelle plutôt que de clôture. Il s’agit moins de construire un sens définitif que de maintenir active une pensée visuelle en perpétuel devenir, capable de susciter des associations inattendues et des perspectives multiples sur les images et leurs relations.
La rencontre des montages bataillien et eisensteinien
Mettant en relation l’art du montage bataillien et eisensteinien, Didi-Huberman dévoile les similitudes et différences entre deux approches majeures du montage visuel au XXe siècle. Eisenstein, cinéaste soviétique théoricien du montage dialectique, concevait l’assemblage des plans comme un moyen de produire un effet intellectuel et émotionnel sur le spectateur. Bataille, quant à lui, pratiquait dans Documents un montage plus subversif, visant à déstabiliser les catégories établies et à révéler l’informité fondamentale du réel.
Didi-Huberman montre combien l’entrelacement des images, opéré par jeux subtils de différenciation, de tension et de vacuité, peut faire surgir une dynamique visuelle singulière qui transcende les éléments isolés. Ce processus repose sur plusieurs principes fondamentaux : la différenciation qui maintient l’hétérogénéité des éléments; la tension qui établit entre eux des rapports de force dynamiques; et la vacuité qui préserve des espaces de respiration, d’indétermination et de potentialité entre les images.
Cette conception du montage visuel a profondément marqué les pratiques artistiques du XXe siècle, des collages dadaïstes aux installations contemporaines, en passant par les expérimentations cinématographiques d’avant-garde. Elle a permis de développer un langage visuel fondé sur la discontinuité, l’hétérogénéité et la tension dialectique plutôt que sur la continuité narrative ou la cohérence formelle.
Du montage aux flux
La question fondamentale soulevée par notre époque numérique concerne la pertinence et la transformation de cet art du montage dans le contexte du réseau et des flux électroniques. Comment penser le montage dialectique lorsque les conditions matérielles et ontologiques des images sont radicalement transformées par l’environnement numérique?
Dans l’univers numérique du réseau, les flux prennent désormais la place des insularités visuelles qui caractérisaient l’ère analogique. Une image numérique est d’emblée inscrite dans un réseau complexe de relations, produit qu’elle est d’une recherche (sur Google par exemple), c’est-à-dire d’une action qui, par nature, met en relation. Son existence même est définie par sa connectivité potentielle, par sa capacité à s’intégrer dans des flux d’information et de visualisation.
Ce que nous proposons ici, à titre de réflexion exploratoire plutôt que d’affirmation définitive, c’est qu’une image sur Internet n’existe pas en dehors du mouvement corporel de l’internaute qui, par ses actions physiques (clic, frappe au clavier, navigation tactile), la fait surgir dans le champ visible. Elle est certes présente physiquement sur le disque dur d’un serveur distant, encodée dans une matérialité électronique, mais son apparition constitue son ontologie véritable, et l’acte d’apparaître est fondamentalement dépendant d’une motion pour la faire émerger.
Cette motion n’est pas un simple geste mécanique mais porte en elle une visée, une intentionnalité qui s’inscrit dans un horizon de recherche et d’attente. Le fait crucial que l’image ne subsiste pas en elle-même, comme entité autonome, mais dans l’acte dynamique qui consiste à cliquer, à naviguer, à pianoter au clavier, modifie radicalement la présence et le statut ontologique de l’image numérique par rapport à ses prédécesseurs analogiques.
L’émergence d’un art du démontage
Face à ces transformations profondes, il y a sans doute l’émergence d’un art spécifique que nous pourrions qualifier de démontage. Cet art nouveau prend appui non plus sur des fragments isolés à assembler, mais sur des montages déjà existants, des flux qui constituent en eux-mêmes des contextes complexes impossibles à réduire à des éléments simples et discrets.
L’art du démontage consiste à mettre en relation ces flux préexistants, ces contextes déjà structurés, et à transformer ainsi leurs contextes respectifs par cette mise en relation inédite. Il s’agit fondamentalement d’un montage de situations plutôt que d’éléments, qui, en montant, démonte simultanément le contexte donné et produit un environnement in situ autoperformatif, c’est-à-dire qui se réalise par sa propre énonciation et sa propre mise en œuvre.
Des exemples concrets de cette pratique se manifestent dans certaines œuvres numériques contemporaines. Le croisement de plateformes comme Flickr et Google, par exemple, offre la possibilité d’un démontage inouï, illustrant littéralement les mots par des images automatiquement associées, créant ainsi des constellations visuelles imprévisibles et révélatrices. Cet automatisme machinique de la traduction, qui fait passer d’un média à un autre, d’un contexte sémantique à un contexte visuel, constitue un élément radicalement nouveau par rapport à l’art du montage que la photographie et le cinéma avaient précédemment élaborés.
La puissance positive du préfixe “dé-“
C’est précisément ce nouvel art du démontage, où le préfixe “dé-” doit être compris non comme simple négation mais comme puissance positive de transformation, qui performe la sédimentation des flux et ouvre de nouvelles possibilités esthétiques. Le démontage n’est pas destruction mais reconfiguration, pas négation mais redistribution des éléments selon des logiques inédites.
Cette approche du démontage comme pratique créative est notamment mise en jeu dans des œuvres contemporaines comme “La révolution a eu lieu à New York”, qui explorent les potentialités de décontextualisation et de recontextualisation offertes par l’environnement numérique. Ces œuvres ne cherchent pas simplement à assembler des fragments isolés mais à intervenir dans des flux existants pour en révéler les structures implicites et en proposer des lectures alternatives.
Le démontage numérique implique une relation différente au temps et à la matérialité. Contrairement au montage cinématographique traditionnel qui opère dans une temporalité linéaire, le démontage numérique intervient dans une temporalité réticulaire, non-linéaire, où les éléments sont simultanément disponibles et reconfigurables. De même, alors que le montage traditionnel manipule des fragments matériels distincts, le démontage numérique opère sur des flux immatériels, des données en circulation constante.
Cette transformation des pratiques de montage soulève des questions philosophiques fondamentales concernant la nature de l’image, la structure de la perception et les modes de production du sens à l’ère numérique.
D’abord, elle remet en question la notion d’autonomie de l’image, puisque l’image numérique existe toujours déjà dans un réseau de relations et de potentialités. Elle n’est plus un objet stable et délimité mais un nœud dans un système de connexions possibles, un moment dans un processus continu de circulation et de transformation.
Ensuite, elle transforme notre compréhension de la perception visuelle, qui n’est plus conçue comme contemplation passive d’un objet donné mais comme navigation active dans un environnement informationnel complexe. Voir devient indissociable de naviguer, de rechercher, de connecter – autant d’actions qui définissent une nouvelle écologie de la perception adaptée à l’environnement numérique.
Enfin, elle modifie notre conception de la production du sens, qui ne repose plus sur la construction d’une narration linéaire ou d’une argumentation progressive, mais sur l’établissement de connexions transversales, de résonances inattendues et de juxtapositions révélatrices entre des éléments hétérogènes.
Vers une esthétique des flux
Le passage du montage dialectique traditionnel à l’art du démontage numérique signale l’émergence d’une esthétique spécifique adaptée aux conditions contemporaines de production et de circulation des images.
Cette esthétique des flux ne cherche plus à construire des totalités stables et cohérentes mais à intervenir stratégiquement dans des circulations déjà existantes pour en révéler les potentialités inexplorées. Elle ne vise pas la création ex nihilo mais la reconfiguration créative de l’existant. Elle ne se fonde pas sur la maîtrise complète du matériau mais sur la capacité à naviguer intelligemment dans un environnement informationnel complexe et en perpétuelle évolution.
L’art du démontage, tel qu’il se manifeste dans les pratiques numériques contemporaines, constitue ainsi non pas une négation de l’héritage du montage dialectique théorisé par Didi-Huberman, mais son extension et sa transformation pour répondre aux défis et aux possibilités de l’ère numérique. Il préserve l’esprit du montage dialectique non-synthétisable tout en l’adaptant à un contexte où les images n’existent plus comme insularités discrètes mais comme moments transitoires dans des flux continus d’information et de visualisation.